ANKARA: Alors que la Turquie et le monde occidental multiplient les contacts au sujet des événements qui se sont produits en Afghanistan et de l'afflux potentiel de réfugiés, la Russie soulève la question du système de défense antimissile S-400 – une démarche que les experts interprètent comme une stratégie pour éloigner la Turquie des États-Unis et de l’Europe.
Après les propos du dirigeant de Rosoboronexport, l'exportateur d'armes russe, l'agence de presse Interfax a déclaré que le Kremlin et Ankara sont sur le point de signer un contrat pour fournir à la Turquie un deuxième lot d'unités de défense aérienne S-400 – des propos auxquels les autorités turques n'ont pas encore réagi.
Cette déclaration, considérée comme une mesure destinée à nuire à l'amélioration des relations de la Turquie avec l'Occident et avec l'Ukraine, coïncide avec le sommet de Crimée qui s’est tenu à Kiev et auquel le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a assisté, un peu plus tôt dans la semaine.
L'achat initial de S-400 par la Turquie à la Russie constituait un point de tension avec les États-Unis et les alliés de l'Otan, ce qui a valu à Ankara une série de sanctions américaines.
Washington redoute en effet que le système de défense russe ne compromette la sécurité si la Russie acquiert secrètement des informations classifiées sur les armes des États-Unis et de l'Otan.
Aussi Washington a-t-il interdit la participation de la Turquie au programme d'avions de combat F-35. En outre, le mois dernier, le président américain, Joe Biden, a déclaré qu'il maintiendrait les sanctions contre la Turquie en vertu de la loi Caatsa (Countering America's Adversaries Through Sanctions Act) dans la mesure où elle avait acheté le système russe.
De nouvelles sanctions de Washington pourraient s’avérer désastreuses pour la Turquie, dont l’économie, en pleine pandémie, est encore fragile.
L'armée turque a testé le S-400 dans la province de Sinop, sur la mer Noire, au mois d’octobre 2020. Cependant, elle n'a pas complètement activé le système de défense, ce qui est considéré comme une branche d'olivier pour la nouvelle administration américaine.
«Comme la Turquie n'a pas encore totalement activé le premier lot du système S-400, il n'est pas raisonnable pour Ankara de conclure un nouvel accord avec Moscou sur cette question», déclare à Arab News le professeur Emre Ersen, expert russe à l'université de Marmara, à Istanbul.
Ce dernier pense que les déclarations répétées des responsables russes au sujet du S-400 traduisent le malaise de la Russie à l’idée que la relation entre la Turquie et les États-Unis devienne plus étroite sous l'administration Biden, alors qu'Ankara, ces derniers mois, s’attachait à renouer ses liens avec ses alliés occidentaux.
«Les derniers développements en Afghanistan et le possible rôle de la Turquie dans ce dossier ont donné un nouvel élan aux relations stratégiques entre la Turquie et l'Occident», estime-t-il.
Mevlut Cavusoglu et son homologue russe, Sergueï Lavrov, ont discuté le 18 août dernier des derniers événements survenus en Afghanistan et ils ont insisté sur la nécessité d'y assurer la sécurité.
Pourtant, le 23 août, à Kiev, à l’occasion de la réunion de la «plate-forme de Crimée», Cavusoglu a fait une déclaration controversée: il a affirmé que la Turquie n'avait pas reconnu et ne reconnaîtrait pas l'occupation illégale de la Crimée par la Russie et qu’elle soutiendrait l'intégrité territoriale de l'Ukraine.
«Étant donné que les missiles S-400 restent le point faible des relations turco-américaines, Moscou essaie très probablement de maintenir cette question en tête de l'ordre du jour et de s’en servir comme un instrument politique pour s'assurer qu'Ankara demeure éloignée de Washington», souligne Ersen.
Dans le cadre de l'accord de 2,5 milliards de dollars (1 dollar = 0,85 euro, NDLR) signé en 2017, la Russie devait fournir à la Turquie quatre batteries de missiles sol-air S-400.
«Jusqu’à présent, la Turquie a acheté deux batteries et le second lot était facultatif. Cependant, Ankara et le Kremlin négocient des accords de prêt depuis quelques années. Aucun responsable n'a parlé de l'achat de la seconde unité depuis le mois de janvier 2020», fait savoir Aydin Sezer, un expert russe qui habite Ankara.
Selon ce dernier, les messages de la Russie ont pour objectif d’éloigner la Turquie de l'Occident à un moment où Ankara accorde de l'importance à ses relations transatlantiques.
«Il n'est pas réaliste de s'attendre à ce qu'Ankara procède à l'achat d'un deuxième lot de S-400 alors que, dans le même temps, elle fait des efforts de lobbying pour revenir au programme d'avions de combat américain F-35. Par conséquent, elle garde le silence et ne réagira positivement à de telles sollicitations politiques que lorsqu'une nouvelle crise émergera dans ses relations avec l'Occident», indique l’expert.
Ankara et Washington ont mené d'intenses négociations sur la responsabilité de la sécurité à l'aéroport international afghan de Kaboul après le retrait de l'Otan. La Turquie a utilisé l'offre de mission de l'aéroport comme un levier de coopération pour réhabiliter ses liens, tendus en raison de nombreux problèmes, avec les États-Unis et d'autres alliés de l'Otan.