BEYROUTH : « Alors, comment se passe cette journée de mardi?». C'est ce que disait la légende qui accompagnait une photo publiée sur Instagram. On y voyait une Libanaise allongée sur une chaise longue au bord d'une piscine miroitante, les jambes bronzées étendues sous le ciel radieux de Beyrouth.
Pour la plupart des Libanais, ce mardi n'a pas dérogé à la règle des derniers mois : des heures perdues à faire la queue devant les stations-service, à faire la file pour obtenir des produits alimentaires subventionnés au supermarché, et à passer de longues nuits torrides sur le balcon en raison d'une énième coupure de courant.
Mais si on parcourt rapidement les flux et les récits de nombreux Instagrammeurs libanais, on découvre un monde peuplé de mariages somptueux, de soirées sur les toits où une bouteille coûte le salaire mensuel d'un serveur, et de séjours en Italie et en Grèce. Au premier abord, on croirait que ce pays se porte à merveille. Pourtant, la réalité est tout autre.
Selon les données de la Banque mondiale, l'économie du Liban s'est contractée au cours de l'année 2020 à hauteur de 20 %, et une nouvelle chute de 9,5 % est prévue cette année. Sur cette toile de fond, la crise économique du pays figure relativement parmi les plus sévères au monde depuis le milieu du 19e siècle.
Cette situation, associée à l'effondrement de la livre libanaise, qui a perdu à ce jour plus de 90 % de sa valeur sur le marché noir, explique pourquoi les ménages qui pouvaient autrefois s'offrir chaque année des vacances en Turquie ou à Chypre peinent aujourd'hui à trouver de quoi se nourrir.
« Je pense que les gens éprouvent un besoin inné de se sentir reconnus, tout particulièrement les personnes issues de milieux où l'estime de soi et la valeur individuelle dépendent dans une large mesure des perceptions de la société », explique à Arab News Selma Zaki, psychothérapeute libanaise diplômée. « Les médias sociaux leur procurent cette attention et cette reconnaissance ».
Au fil des ans, le Liban a accumulé les problèmes, des assassinats et des attentats à la voiture piégée à la guerre civile et à la corruption. Cependant, les Libanais sont réputés pour leur goût de la fête, envers et contre tout.
Cela fait bien longtemps que les membres de l'élite partagent sur les réseaux sociaux leurs photos dans des vêtements de luxe en train de savourer des repas somptueux, lors de mariages et d'anniversaires dans des endroits luxueux.
Dans un climat de pénurie prolongée de nourriture, de carburant et de médicaments, de chaleur torride lors de pannes d'électricité ou de survie par le biais de subventions, de tels étalages de richesse et d'opulence sont perçus par la plupart des Libanais comme un manque de tact.
« Je ne pense pas que les gens pensent à la réalité des autres lorsqu'ils postent de tels messages », explique Mme Zaki. « Ils ne pensent qu’à leur réalité et ne manifestent aucune empathie pour les autres, soit parce que la réalité peut s'avérer (tellement) pesante et insupportable, soit qu'ils ne ressentent aucune empathie à la base ».
Ce phénomène tient probablement de la perception de la culture ou de l'identité qui semble fragmentée dans la société libanaise. « Les gens se sentent seuls dans leurs souffrances, et lorsque nous refusons de parler de notre souffrance collective, nous nous sentons encore plus isolés et marginalisés », ajoute-t-elle.
En effet, une ligne de faille évidente émerge sur les médias sociaux : les utilisateurs d'Instagram véhiculent une irréalité tape-à-l'œil, tandis que les utilisateurs de Twitter présentent la vérité sans filtre en quelque 280 caractères.
La photographe Tamara Saadé, basée à Beyrouth, décrit la situation par ces mots : « Instagram au Liban: Entre deux mariages et un séjour en Grèce, je pars à la montagne et me baigne avec des dauphins... Twitter au Liban : Voilà une semaine que je vis sans électricité ni eau chaude ni Panadol... Ce pays donne la nausée. A tous les niveaux ».
Lebanese Instagram: in between weddings and greece i go to the mountain and swim with dolphins
— Tamara Saade (@tamara_saade_) July 30, 2021
Lebanese twitter: i haven't had electricity or hot water in a week and can't find panadol
this country is nauseating. on every front.
Au Liban, la divergence qui apparait d'une plate-forme à l'autre est tellement flagrante que l'humoriste Farid Hobeiche, mieux connu sous le nom de FarixTube, a posté sur Instagram une image composée de quatre panneaux pour illustrer les « réalités » contradictoires.
Sur Instagram, on peut voir Hobeiche dans une piscine ; sur Facebook, on le voit plongé dans le noir avec une bougie (pour illustrer la pénurie d'électricité) ; sur Twitter, il participe à une manifestation ; et sur TikTok, il danse de manière insolente.
Toutefois, les Libanais sont nombreux à demander si les personnes qui ont les moyens de sortir et de s'amuser doivent avoir honte de le faire. En effet, au vu de la situation déplorable que traverse le pays, toute forme de dépense, même la consommation ostentatoire, ne peut que profiter au pays du point de vue économique.
« Chacun est libre de faire ce qu'il veut tant qu'il manifeste et se bat avec nous» confie à Arab News Médéa Azouri, chroniqueuse au quotidien libanais L'Orient le Jour. « Ce qui me dérange, ce sont leurs posts sur les médias sociaux. Faites tout ce que vous voulez, mais pas de cette manière, sous nos yeux ».
Certains Libanais ont choisi, par solidarité avec leurs compatriotes moins fortunés, de baisser le ton de leurs caprices sur les médias sociaux depuis que la crise économique a frappé.
« Honnêtement, je me sens coupable ! Je connais la plupart de ces gens », raconte à Arab News Nehmé Hamadeh, responsable en marketing basé à Dubaï. « Mais je suis également choqué de voir que cette attitude se prolonge au moment où tout laisse à penser que notre pays s'est effondré. Comment peut-on faire comme si tout allait bien ? Rien ne va plus ».
Ce même sentiment habite de nombreux Libanais vivant à l'étranger : ils se sentent coupables d'être si peu impliqués dans les luttes quotidiennes qui marquent leur pays natal.
« Je me sens coincé. Je ne peux pas pointer du doigt le problème si j'en fais partie. C'est très perturbant, mais je suis plutôt irrité et déçu par ces gens qui postent des messages sans réfléchir », explique M. Hamadeh.
Au Liban, la saison des souffrances interminables a pris un nouveau virage encore plus sombre. Plus de 200 entreprises ont été contraintes de fermer boutique pendant le week-end de la mi-août en raison des coupures de courant prolongées. Quant aux habitants qui ont fui la chaleur de Beyrouth pour profiter du climat plus frais des montagnes, ils ont eux aussi souffert de coupures de courant.
Dans la foulée, un camion-citerne que l'armée libanaise avait saisi pour distribuer du carburant aux habitants du Akkar, une région défavorisée située non loin de la frontière syrienne, a explosé dimanche. Le bilan des victimes s'est élevé à 28 morts et 79 blessés.
En outre, des manifestants enragés ont saccagé la maison de Tarek El-Merehbi, député du Akkar, à Beyrouth, et les habitants ont interdit à tous les politiciens de visiter la région. Dans la banlieue sud de Beyrouth, une station-service a pris feu après avoir été frappée par une grenade propulsée par fusée.
Dorothy Shea, l'ambassadrice américaine au Liban, a averti lundi que l'économie du Liban, ainsi que ses services les plus élémentaires, se tiennent au « bord du gouffre », tandis que les politiciens continuent de se chamailler pour arracher des concessions au sein du Cabinet.
Pour les Libanais qui ont le don de filtrer les imperfections de la vie réelle sur Instagram, les photos de soirées sur la plage et de festins dans des hôtels somptueux ne semblent pas connaître de limites lorsqu’il s’agit de fuir la réalité.
« Si vous ne le postez pas sur Instagram, comment peut-on croire que ça s'est vraiment passé ? » : voilà un mantra en vogue à l'ère des médias sociaux. Mais pour ce qui est du Liban, ce sont les photos non partagées sur Instagram qui correspondent probablement le mieux à la réalité que le pays vit aujourd'hui.
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• Twitter: @Tarek_AliAhmad