SRINAGAR, Inde : Avant la révocation de son autonomie partielle il y a deux ans, le Cachemire indien était chaque semaine le théâtre de manifestations mais placé depuis sous l'autorité directe de Delhi, les habitants disent vivre dans un climat de peur et craignent d'exprimer leurs revendications.
A 26 ans, "Rafiq" se dit un "homme brisé", depuis une année éprouvante passée derrière les barreaux. Trop effrayé pour témoigner sous sa véritable identité, il raconte avoir été arrêté, sans explication. Peut-être pour avoir "manifesté contre les injustices" par le passé, suppose-t-il.
C'était une semaine avant la révocation de l'autonomie du Cachemire indien en août 2019. Quelque 5.000 personnes comme lui ont alors été officiellement placées "en détention préventive". D'autres, depuis, le sont régulièrement en vertu de la loi sur la sécurité publique, autorisant jusqu'à deux ans d'emprisonnement sans inculpation ni procès.
Rafiq a été emmené, à bord d'un avion militaire, à des centaines de kilomètres de chez lui en même temps qu'une trentaine d'autres individus, avant d'être jeté en prison où il a été "maltraité et intimidé".
L'AFP a recueilli une douzaine de témoignages semblables.
- "Faire taire la dissidence" -
"Chaque nuit, pendant six mois, la lumière vive de ma cellule est restée allumée (...) J'avais du mal à imaginer m'en sortir vivant", raconte-t-il. Au bout d'un an, il a été libéré.
"Dans la majorité des cas, la détention préventive n'est guère plus qu'un outil utilisé (...) pour faire taire la dissidence et garantir l'autocensure", a expliqué à l'AFP Juliette Rousselot, de la Fédération internationale des droits humains.
L'Inde a aussi eu amplement recours à sa législation antiterroriste aux déterminations floues, dont la loi pour la prévention des activités illégales qui permet la détention sans procès, à durée indéterminée.
Tasleema, mère de cinq enfants, n'a pas revu son mari Gulzar Ahmed Bhat, ancien membre d'un groupe séparatiste, depuis deux ans. La police et les soldats sont venus chez lui l'arrêter, mais comme M. Bhat était sorti, ils ont pris son neveu de 23 ans jusqu'à ce qu'il se rende.
"Je mendie presque du travail pour nourrir mes enfants", dit Tasleema en larmes, un jeune enfant sur les genoux.
Plus d'un demi-million de soldats indiens stationnent au Cachemire, région disputée par le Pakistan qui contrôle sa partie occidentale.
Depuis la révocation de l'autonomie du Cachemire indien, le gouvernement élu localement a été remplacé par un lieutenant-gouverneur nommé par Delhi et de nouvelles lois y sont désormais appliquées. Et il ne reste plus guère d'officiers de police et de hauts fonctionnaires cachemiris en poste.
Les autorités ont perquisitionné domiciles, bureaux et installations d'organisations de la société civile, mais aussi de journalistes et de journaux, confisquant téléphones et ordinateurs portables.
"Toutes les institutions publiques censées défendre les droits humains et les libertés civiles ont été réduites au silence, rendues dysfonctionnelles ou menacées d'être poussées à la capitulation", a dénoncé Parvez Imroz, directeur de la Coalition de la société civile de Jammu-et-Cachemire.
- "Solidarité plus possible" -
Les journalistes locaux assurent faire l'objet d'une surveillance accrue. Des photographes ont été agressés et les reporters étrangers sont interdits de séjour dans la région.
Lorsque les commerçants ont fermé boutique en guise de protestation pour marquer le deuxième anniversaire de la perte d'autonomie, la police les a forcé à ouvrir.
Les jeunes disent subir des interrogatoires, parfois musclés, aux points de contrôle si des applications cryptées comme WhatsApp ou Signal sont découvertes dans leurs téléphones.
Plus d'une douzaine d'employés du gouvernement ont récemment été licenciés pour "activités anti-nationales" après des critiques exprimées contre le gouvernement sur les réseaux sociaux.
Le mois dernier, la police a reçu l'ordre de ne pas délivrer d'habilitation aux candidats à des postes publics et de passeports aux personnes ayant déjà participé à des manifestations ou porté atteinte à la "sécurité de l'Etat".
Les parents et même les voisins de tout individu ayant manifesté ou soupçonné de l'avoir fait sont régulièrement obligés par la police de s'engager par écrit à ne pas protester.
"Je suis obligé de penser à ma famille et à mes proches avant d'ouvrir la bouche", confie un jeune homme sorti d'un an d'emprisonnement. Son père a dû signer cet engagement. "Cela nous a séparés", dit-il, "la solidarité n'est plus possible".