De quoi le Liban est-il devenu le nom?
Nul ne peut le dire avec précision au regard de l’ampleur de la dégradation qui n’épargne aucun aspect de la vie. C’est un monticule de problèmes accumulés au fil des décennies, un pays exsangue, un bateau à la dérive, une entité nécrosée où seuls les membres de la classe politique se portent bien.
Englué dans une crise à multiples visages, le pays s’apprête à célébrer un funeste anniversaire, celui de l’explosion du 4 août 2020. Ce jour-là, le sol a tremblé sous les pieds de tous les Libanais, du nord au sud. Ce jour-là, les habitants de Beyrouth ont vu leur ville s’effondrer sur eux.
L’explosion de plusieurs tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port de la capitale depuis des années a été l’apothéose d’un délitement plus généralisé, celui de la gouvernance et des institutions.
Cette explosion était inévitable; elle était également prévisible, sauf dans sa forme et son ampleur.
Les Libanais savaient, les Libanais sentaient que l’accumulation de la négligence, du favoritisme et de la corruption au détriment de la citoyenneté et du civisme allait les mener vers une catastrophe grave, vers quelque chose d’irrémédiable. Ce qu’ils ignoraient, néanmoins, c’est qu’ils allaient être visés par une explosion d’une violence sans précédent, qui a engendré des centaines de morts et des milliers de blessés, sans compter les dégâts matériels.
Ce n’est pas tant l’explosion elle-même qui a suscité le désarroi des Libanais, mais plutôt son ampleur et sa cause.
Les journalistes-éditorialistes interrogés à ce sujet par Arab News en français sont unanimes là-dessus.
Pour le rédacteur en chef du quotidien libanais Nidaa Al-Watan, Béchara Charbel, la destruction de Beyrouth est «le résultat naturel de l’alliance entre la mafia locale, la corruption et l’existence d’armes illégales», allusion faite aux armes du parti chiite du Hezbollah.
Charbel a certes été surpris par l’envergure de la déflagration, considérée comme étant parmi les plus violentes au monde, mais il estime que «tout laissait prévoir l’imminence d’un tel acte».
L’éditorialiste du quotidien panarabe Asharq al-Awsat, Hazem Saghieh, met l’accent sur une dimension plus grave, qui consiste à isoler le Liban, «l’isolement étant la revendication la plus saillante de tous les mouvements radicaux». Selon lui, l’explosion du 4 août constitue le «couronnement» et «l’ultime expression de l’état de putréfaction atteint par la classe politique» libanaise.
Pour un pays comme le Liban, où l’économie tourne autour du commerce et des services, l’explosion du port constitue une «manière de briser la colonne vertébrale de Beyrouth», le but étant «d’isoler le pays du reste du monde» et de «couper ses liens culturels, économiques et sociaux avec l’Occident».
Les témoignages se succèdent et se rejoignent autour du même constat empreint de tristesse et de désolation.
Diana Mkalled, journaliste du site d’information Daraj, a pour sa part vécu l’explosion comme «un moment apocalyptique», «une fin», la fin d’un cycle excessivement pénible «d’horizons obstrués».
Dans des moments pareils, dit-elle, «la raison est subjuguée par les émotions»; elle était incapable de ne pas sombrer; les choses sont arrivées à leur terme, «tout est fini».
Elle a réussi toutefois à se préserver en se réfugiant dans le travail et en allant quotidiennement sur le terrain pour filmer et recueillir des témoignages.
À ce jour, Mkalled se dit incapable de qualifier l’horreur de ce qu’elle a vu après l’explosion. Pour elle, Le 4 août restera à jamais comme «une charnière indescriptible».
Un an plus tard, la tristesse est visible sur tous les visages à Beyrouth, et la larme pointe inévitablement dès que le sujet de l’explosion est abordé. Un an plus tard, les dégâts de l’explosion sont toujours visibles dans certains quartiers de la ville; les blessés chanceux sont guéris, d’autres garderont des séquelles irréversibles, mais la douleur est là pour tous.
Le deuil quant à lui semble impossible, surtout pour les parents des victimes qui continuent à se démener face aux requins de la politique qui se protègent les uns les autres. À ce jour, pas d’enquête concluante, pas de coupables, pas de responsables, mis à part quelques seconds couteaux ou boucs émissaires.
C’est ce qui fait dire à Mkalled que l’après-4 août est encore plus pénible à vivre que l’explosion dans toute son horreur. «La vie politique a continué comme si de rien n’était», assure-t-elle. On ne dirait pas qu’il s’agissait de la destruction d’une ville, causée par l’explosion d’une substance dont «tous étaient au courant de l’existence», ou d’un crime «dont les responsables sont connus».
Ces responsables ne sont autres que la classe politique libanaise qui, elle, n’est autre «qu’un concentré de massacreurs, de criminels et de bandits» dépourvus de toute vergogne ou décence. Ceux-là même qui mènent leur vie en toute impunité sans renoncer «à leurs tentatives vaines de nous convaincre de leur intégrité», affirme Mkalled.
Charbel estime que l’équipe au pouvoir «persiste dans la négation de son crime» et se protège au moyen des leviers communautaires, alors que la pression internationale n’a toujours pas réussi à faire plier le pouvoir.
«Nous sommes face à un pouvoir muni d’une force extraordinaire», alors «l’impasse perdure entre une bande de dominants qui n’ont rien perdu de leurs éléments de force et un mouvement populaire qui se cherche».
Sur la base de ce sombre pronostic, Saghieh dit que ce qu’il ressent aujourd’hui c’est de la colère, mais cette colère, constate-t-il avec désolation, «ne mène nulle part». Le crime du port n’a pas réussi à «déstabiliser les citadelles communautaires» qui sont restées homogènes et qui empêchent l’élaboration d’une alternative politique.