MOSCOU : La Russie a déclaré jeudi "indésirable" le réputé site web d'investigation Proekt, interdisant de facto ses activités dans le pays dans un contexte de pressions accrues visant les voix critiques ou indépendantes, notamment médiatiques
Quasi simultanément, le ministère russe de la Justice a classé le rédacteur en chef de Proekt, Roman Badanine, et quatre autres journalistes du site sur sa liste de groupes et individus désignés "agents de l'étranger".
Dans un communiqué, le Parquet a expliqué, pour justifier l'ajout de Proekt à la liste des organisations indésirables, que ses "activités présentent une menace à l'ordre constitutionnel et à la sécurité de la Fédération russe".
Cette décision, inédite pour une organisation médiatique, est une nouvelle étape dans les mesures de rétorsion visant les médias que les autorités considèrent comme trop critiques. Elle s'inscrit dans une démarche plus large de répression visant l'opposition, avec notamment l'arrestation et l'emprisonnement d'Alexeï Navalny en janvier.
Promulguée en 2015, la loi sur les "organisations indésirables" autorise les autorités à interdire le travail des groupes déclarés comme tels dans le pays. Quant aux membres d'un groupe "indésirable", ils risquent des amendes et jusqu'à six ans de prison.
La loi ne vise que les organisations étrangères mais aux yeux de la justice russe, Proekt est un média basé aux Etats-Unis, où vivait et étudiait Roman Badanine juste avant de le créer en 2018.
Proekt s'est rapidement fait un nom dans le paysage médiatique russe grâce à ses investigations sur la corruption des élites russes. Il a notamment publié plusieurs longues enquêtes sur des collaborateurs richissimes du président Vladimir Poutine.
Ces dernières semaines, le site web était dans le collimateur des autorités qui avaient mené fin juin des perquisitions chez M. Badanine et une autre journaliste.
"C'est difficile d'imaginer une meilleure reconnaissance", a réagi Roman Badanine sur Facebook jeudi, ajoutant ne pas avoir l'intention de fermer son site et promettant "quelque chose qui fera du bruit" la semaine prochaine.
Selon le ministère de la Justice, 40 groupes ont été désignés indésirables en Russie mais aucun jusqu'à présent n'était une organisation médiatique.
«Double peine»
Depuis le début de l'année, plusieurs médias indépendants ont été visés: l'influent site Meduza, basé en Lettonie, a ainsi été déclaré en avril "agent de l'étranger". En juin, le site VTimes a fermé par crainte de poursuites judiciaires après avoir lui aussi reçu ce label.
Jeudi, les autorités ont par ailleurs déclaré "agents de l'étranger" huit journalistes, cinq de Proekt et trois d'Open Media, lié à l'oligarque en exil Mikhaïl Khodorkovski.
Principale contrainte pour les individus ajoutés à cette liste, ils doivent effectuer de fastidieuses démarches administratives et indiquer clairement ce statut dans leurs publications sous peine de lourdes amendes.
Alexeï Kovaliov, journaliste d'investigation à Meduza, a estimé que Proekt avait été "ciblé pour ses reportages". "La désignation d'agent de l'étranger est conçue pour vous étrangler lentement", a-t-il déclaré sur Twitter.
Les détracteurs du pouvoir accusent les autorités russes d'avoir muselé ou réprimé les médias au cours des deux décennies au pouvoir de M. Poutine. Le Kremlin rejette ces allégations, affirmant que le ministère de la Justice ne fait qu'appliquer la loi.
Mais la tolérance des autorités pour les voix dissidentes a largement diminué depuis le retour en Russie d'Alexeï Navalny, après plusieurs mois de convalescence en Allemagne où il se remettait d'un empoisonnement dont il accuse le Kremlin.
L'opposant a été condamné à deux ans et demi de prison et ses organisations, notamment son Fonds de lutte contre la corruption (FBK) dont les vidéos dénonçant la corruption des élites cumulent des centaines de millions de vues sur YouTube, ont été déclarées "extrémistes". La plupart de ses proches sont aujourd'hui en exil.