NIHA: Dans un village des pittoresques montagnes du Chouf, au Liban, Chafik Mershad, 69 ans, sort un énorme livre d’or rectangulaire, et regarde désespérément la date à laquelle il a accueilli son dernier visiteur: le 16 novembre 2019.
Un mois plus tôt, des manifestations antigouvernementales avaient éclaté, d’abord en raison d’une taxe sur la messagerie Whatsapp, puis de la détérioration de la crise monétaire. Dans un tel climat d’incertitude, sa maison d’hôtes est restée quasiment sans visiteurs. Ensuite, le coronavirus a fait son apparition, poussant le gouvernement à imposer des mesures de confinement. La maison d’hôtes a officiellement fermé ses portes en février 2020. Un an et demi plus tard, M. Mershad n’a toujours pas l’intention de rouvrir les portes de son établissement dans le contexte actuel d’effondrement financier du pays.
«Le coronavirus nous a fortement touchés, mais ce qui nous a le plus impacté, c’est la crise financière», indique M. Mershad, interrogé à son domicile, situé au-dessus de la maison d’hôtes. «Nous avions l’habitude de proposer des repas aux clients avec du Nescafé, du thé, tout ce qu’ils voulaient pour un prix modique. Maintenant, une tranche de hamburger coûte autant.»
Le double choc de la pandémie et d’une profonde crise financière a anéanti le secteur hôtelier de ce pays méditerranéen, connu pour ses plages, ses stations de montagne, et sa bonne cuisine. Des centaines de commerces, y compris des maisons d’hôtes comme Mershad Guesthouse, ont été contraints de fermer leurs portes.
Cependant, avec l’assouplissement des restrictions liées à la pandémie, les entreprises qui ont survécu espèrent que les dollars dépensés par les expatriés libanais en visite, et une augmentation du tourisme intérieur, permettront de relancer l’économie.
Actuellement, la plupart des réservations d’hôtels sont faites par des expatriés libanais et quelques étrangers originaires des pays voisins (Irak, Égypte et Jordanie). Les arrivées dans le pays sont en hausse: chaque jour depuis plusieurs semaines, l’aéroport de Beyrouth accueille quatre vols en provenance d’Irak, avec plus de 700 passagers au total, selon Jean Abboud, président du Syndicat des agences de voyage et de tourisme. Des scènes chaotiques ont été signalées dans le hall des arrivées, où les voyageurs se pressent pour effectuer le test PCR obligatoire.
De nombreux Libanais qui passaient habituellement leurs vacances d’été à l’étranger se tournent désormais vers le tourisme intérieur. C’est l’option la plus pratique en raison des restrictions de voyage, des dollars bloqués dans les banques, et de l’impossibilité pour les Libanais d’utiliser leurs cartes de crédit.
«Ces deux dernières années, le pays a radicalement changé. Il n’est plus une destination pour la vie nocturne, pour le tourisme. Les Libanais sont de plus en plus intéressés par les voyages à l’intérieur de leur pays», affirme Joumana Brihi, membre du conseil d’administration de la Lebanese Mountain Trail Association. L’association entretient un sentier de randonnée de 470 kilomètres qui traverse le pays du nord au sud.
Beaucoup de professionnels du secteur affirment que le nombre de touristes nationaux a considérablement augmenté depuis la levée des mesures de confinement dans le pays en avril. Ils s’attendent à voir les expatriés affluer et dépenser cet été malgré l’instabilité, notamment en raison de la dévaluation de la livre libanaise.
Cela permettra d’éviter la fermeture de nombreux établissements ou «au moins de prolonger la vie de certains commerces», explique Maya Noun, secrétaire générale du Syndicat des restaurateurs.
Depuis octobre 2019, la monnaie libanaise a perdu plus de 90% de sa valeur. Elle s’échange désormais à environ 17 000 livres libanaises (LL) pour un dollar sur le marché noir. Le taux de change officiel reste à 1 507 livres pour un dollar.
L’année dernière, le député Michel Daher a été fustigé sur les réseaux sociaux pour avoir déclaré à la télévision que «le Liban est vraiment bon marché, dans tous les sens du terme», à cause de l’effondrement de la monnaie.
«On s’est moqué de moi à l’époque», raconte M. Daher à l’Associated Press. «Maintenant, il y a beaucoup d’expatriés libanais avec des dollars qui viennent au Liban en raison des prix, mais nous voulons aussi des étrangers.»
Pourtant, le Liban n’a rien d’une destination de vacances pittoresque par temps de crise. Les coupures d’électricité durent pratiquement toute la journée, et les générateurs privés doivent être éteints pendant plusieurs heures pour rationner le carburant. Le pays manque cruellement de produits vitaux, notamment de médicaments, de produits médicaux et d’essence.
Depuis des semaines, des citoyens exaspérés font la queue pour faire le plein dans les stations-service, et on assiste parfois à des bagarres, et à des fusillades entre des Libanais à bout de nerfs. Plus de la moitié de la population a été plongée dans la pauvreté, et avec la montée des tensions sectaires, le Liban semble assis sur un volcan.
L’effondrement de la monnaie libanaise a créé une fracture très nette entre une minorité aisée, payée en dollars frais, qu’il est possible de retirer en banque, et ceux qui s’enfoncent encore plus dans la pauvreté, notamment les anciens membres d’une classe moyenne en voie de disparition, et dont le pouvoir d’achat a disparu.
Les stations balnéaires des villes côtières de Batroun et Byblos sont régulièrement bondées, et devraient bien se porter cet été, après avoir été fermées l’année dernière à cause de la pandémie. Les restaurants, les pubs et les bars sur les toits sont de nouveau animés, et certaines maisons d’hôtes et hôtels de charme en montagne affichent complet.
Pourtant, l’idée que les expatriés vont aider l’économie est partiellement trompeuse, selon Mike Azar, conseiller financier basé à Beyrouth. «Les dollars étrangers provenant des touristes seront toujours une chose positive, mais est-ce que cela permettra à la livre de s’apprécier ou se déprécier à un rythme plus lent? On ne peut pas vraiment l’affirmer.»
De nombreux expatriés semblent hésiter à se rendre au Liban. Certains aspirent à renouer avec leur famille après les longues séparations causées par la pandémie, tandis que d’autres ne sont pas prêts à prendre le risque.
Joe Rizk, 20 ans, étudiant en génie mécanique à l’UMass-Lowell aux États-Unis, et originaire du village côtier de Damour, confie que sa famille l’a persuadé de rentrer pour le mois d’août. Il précise qu’il apportera des médicaments qui sont en rupture de stock, comme l’Advil, pour sa famille et ses amis.
«Je ne dépenserai pas plus de 300 ou 400 dollars pendant tout le mois, même si je sors tous les soirs dans un bar, une boîte de nuit ou un restaurant», dit-il, ajoutant qu’il utiliserait la maison et la voiture de la famille lors de son séjour au Liban.
Quant à Hala al-Hachem, 37 ans, directrice adjointe de banque dans le Massachusetts, elle se sent trop inquiète pour se rendre au Liban avec ses deux enfants, âgés de 8 et 6 ans. Originaire du sud du Liban, elle avait l’habitude d’y retourner avec sa famille chaque été.
Pas cette fois-ci.
«Retourner au Liban, et ne pas pouvoir faire le plein de ma voiture et me déplacer, à quoi bon? Ai-je envie d’y retourner, et de risquer que l’un d’entre eux tombe malade, qu’il se rende dans un hôpital où les médicaments nécessaires ne sont pas disponibles? Ai-je envie que mes fils se demandent la nuit pourquoi il n’y a pas d’électricité?», s’interroge-t-elle.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com