AIX-EN-PROVENCE: Pierre Audi était lycéen à Beyrouth quand il demanda à la poétesse Etel Adnan de faire une lecture dans sa classe. Quatre décennies plus tard, au Festival d'Aix-en-Provence qu'il dirige, il met en scène son recueil de poèmes "L'apocalypse arabe", en écho à une région tourmentée.
"Soleil chef de tribu hérissé de canons mobiles voyageur de vaisseaux sanglants": le texte a été écrit en français et dans un style innovant, émaillé de signes graphiques, dans les années 70, en pleine guerre civile du Liban (1975-1990) où est née la poétesse aujourd'hui âgée de 96 ans.
"Quand la guerre a commencé, j'ai senti que ce n'était pas une guerre ordinaire, que c'était le début de malheurs plus grands", déclare celle qui est également une peintre reconnue. "L'apocalypse, c'était la conscience de tout cela".
Le texte, quasi-prémonitoire, évoque surtout le Liban à travers un évènement précis --le massacre de Palestiniens du camp de réfugiés de Tall el-Zaatar par des factions chrétiennes--. Et plus largement, la beauté du Moyen-Orient et les souffrances qui vont l'embraser, à travers l'allégorie du soleil, à la fois force du mal et du bien.
Des vers en résonance avec la descente aux enfers, entre autres, de l'Irak, la Libye, le Yémen, la Syrie, bien sûr le Liban, en proie à un effondrement économique "apocalyptique".
«Dominer la peur»
"L'apocalypse, ce n'est pas juste des guerres; le malheur arabe, c'est la corruption, comme ce qui se passe au Liban", souligne la poétesse, qui, pour des raisons de santé, ne quitte presque jamais son appartement parisien où elle vit avec sa compagne de toujours, la sculptrice Simone Fattal.
"Il n'y a pas d'argent investi dans l'éducation et la culture dans le monde arabe. Le manque de tout ça, c'est aussi une apocalypse, un désastre", ajoute encore Etel Adnan, qui a écrit un seul roman, "Sitt Marie Rose", devenu un classique sur la guerre du Liban.
Lors de la création mondiale dimanche à la Fondation LUMA à Arles, le recueil prendra la forme d'un opéra, ou plutôt d'un spectacle de théâtre musical sur une musique de Samir Odeh-Tamimi, compositeur israélo-palestinien qui rêve de ce projet depuis sa rencontre avec Etel Adnan il y a 20 ans.
"Le texte nous rappelle que ces apocalypses ne s'arrêteront pas et ne feront qu'empirer. C'est profondément triste, d'où l'importance de l'exprimer", déclare à l'AFP Pierre Audi, lui-même franco-libanais qui a quitté le Liban pendant la guerre civile.
"La voie vers la paix, c'est d'arrêter de vivre dans le déni et de dominer la peur qui nous habite. Etel nous offre son courage d'expression", ajoute le directeur du festival et metteur en scène, qui avait fondé à Londres le célèbre Almeida Theatre, avant de prendre les rênes pendant 30 ans du Dutch National Opera à Amsterdam.
Cinq chanteuses, un baryton, du chant en français, arabe et grec: pas étonnant puisque l'univers d'Etel Adnan, polyglotte et fille d'un père syrien musulman et d'une mère grecque chrétienne, est un brassage de cultures et d'identités.
Selon Pierre Audi, la "musique peut aider un texte comme celui-ci à aller plus loin dans sa diffusion et son expression".
Le soleil, "personnage" prédominant, sera également présent dans cette "mise en espace".
Dans le Beyrouth où est née la poétesse en 1925, "je me souviens que ma mère me disait toujours +mets ton chapeau car si tu attrapes un coup de soleil, tu vas mourir+. Le soleil était en même temps un ami et un danger", dit Etel Adnan, qui souhaite que l'opéra soit également donné au Liban.
Son recueil se termine par une note d'optimisme: "le soleil éteindra les dieux les anges et les hommes (...) dans la nuit dans la nuit nous trouverons le savoir l'amour la paix".