NEW YORK: Des professeurs blancs récemment réprimandés, suspendus, voire renvoyés pour avoir prononcé à haute voix le "N-word": un an après les grandes manifestations contre les inégalités raciales, la crispation monte autour d'un mot que beaucoup d'enseignants et élèves ne veulent plus entendre, quand d'autres parlent de censure.
Professeure à l'université new-yorkaise St. John's, Hannah Berliner Fischthal pensait avoir posé les bases pédagogiques suffisantes avant de lire, en février dernier, un extrait de "Pudd'nhead Wilson", de l'écrivain américain Mark Twain, utilisant le terme honni, "nigger".
Mais plusieurs de ses étudiants ont estimé que le mot n'aurait pas dû être énoncé à haute voix, et l'enseignante a dû s'excuser. En septembre dernier, un professeur de l'université de Duquesne, en Pennsylvanie, avait été licencié pour avoir cité le vocable durant un cours.
Après des décennies à entendre le "N-word" tiré des textes de grands auteurs américains - Twain mais aussi William Faulkner ou John Steinbeck - de plus en plus d'étudiants, souvent soutenus par des professeurs et les autorités scolaires, se rebiffent.
Le sujet est électrique et rares sont ceux, parmi les dizaines d'enseignants et d'étudiants contactés par l'AFP, qui ont accepté d'en parler.
"Le mot a une telle histoire et un impact émotionnel et psychologique tel que le seul fait de l'entendre peut déranger certaines personnes", estime Neal Lester, professeur d'anglais à l'université d'Arizona State, qui est afro-américain.
Dérivé du mot latin "niger", le terme est devenu, au XVIIIème siècle, une insulte raciste mais aussi l'instrument d'un système, basé sur l'esclavagisme.
Etudiante afro-américaine à l'université de Michigan, Dylan Gilbert est sortie du cours, un jour de 2019, après que son professeur d'anglais blanc, a lu à haute voix un passage de Faulkner avec le "N-word".
"Il n'y avait aucune raison pour que j'entende ce mot en classe", dit aujourd'hui la jeune femme. "J'ai eu le sentiment que, même si j'avais été admise à Michigan, je ne bénéficiais pas de la possibilité qu'avaient les étudiants blancs d'étudier dans un environnement préservé."
Elle explique cependant ne pas s'opposer à ce qu'un enseignant noir prononce ce terme, que le site Dictionary.com désigne comme "probablement le mot anglais le plus offensant".
"Pour moi, le mot n'est jamais violent ou menaçant quand il sort de la bouche d'une personne noire", dit-elle, en reconnaissant que "de nombreux professeurs trouvent plus facile que personne ne l'utilise en classe".
«Gymnastique intellectuelle»
Alors qu'il lui arrivait de le prononcer dans un contexte universitaire, Neal Lester a décidé d'y renoncer: "Si je veux inviter les gens à faire plus attention aux mots qui sortent de leur bouche, je dois le faire aussi, quel que soit le contexte."
Il estime que le terme ne devrait plus être utilisé du tout, même dans les conversations entre Afro-Américains. Ce alors que le mot reste plus présent que jamais dans la musique, et le rap en particulier.
En juin 2020, Vershawn Young, professeur de communication afro-américain, a lui signé une tribune revendiquant son droit d'employer le mot pendant ses cours, alors que son employeur, l'université canadienne de Waterloo, en avait officiellement banni l'usage. Il refuse d'y renoncer.
"Quand je lis un texte, je dis le mot", explique-t-il. "Quand mes étudiants citent le texte, eux aussi sont libres de dire ce qu'ils lisent", y compris les étudiants qui ne sont pas noirs. "Mais ils peuvent le remplacer" par la version tronquée, "N-word".
Vershawn Young prépare toujours le terrain, avec une discussion préalable et l'annonce du passage où figure le "N-word". Dès lors, les étudiants "savent que ça arrive" et "ne sont pas choqués", dit-il.
Dans une discussion ouverte, en revanche, "on décide généralement de dire +N-word+", pour éviter tout malentendu.
"La distinction entre citer une injure raciste, et l'utiliser (intentionnellement) a été complètement effacée", regrette Wendy Kaminer, avocate et écrivaine. "Je trouve ça problématique."
Pour cette ex-administratrice de l'organisation de défense des droits individuels ACLU, qui est blanche, la disparition du mot dans les salles de classe s'inscrit dans un mouvement de rejet né dans les années 90 sur les campus américains, et qui concerne toutes les minorités, pas seulement les Afro-Américains.
Elle y voit le risque d'une "dévaluation de la liberté d'expression" -- au pays où elle bénéficie historiquement du champ le plus large -- et d'un encadrement légal plus strict du langage, plus proche du droit européen.
Pour Neal Lester, l'important est avant tout de parler du mot et de son histoire, pas de le verbaliser.
"J'ai eu de nombreuses discussions en classe autour du mot sans le prononcer", dit-il, "cela ne demande pas une grande gymnastique intellectuelle."