BANGKOK: Près d'un demi-siècle après les meurtres de routards en Asie, le tueur français Charles Sobhraj, personnage principal de la mini-série "Le Serpent", hante toujours les personnes qui ont croisé son chemin.
A l'isolement depuis 2003 dans une prison à Katmandou, où il a été condamné à perpétuité pour deux meurtres, le "Serpent", 77 ans, est soupçonné d'être impliqué dans plus d'une douzaine d'assassinats en Thaïlande, Inde et Népal.
Son mode opératoire: charmer, droguer, tuer, dévaliser ses victimes, de jeunes voyageurs en quête de spiritualité sur la "route des hippies".
Trois personnes qui l'ont côtoyé à l'époque racontent cet "escroc, séducteur, détrousseur de touristes", mais aussi "meurtrier diabolique".
La voisine
Quand Nadine Gires a été invitée en 2019 à Bangkok sur le tournage de la série coproduite par la BBC et Netflix, le passé a ressurgi en une fraction de seconde.
L'acteur français Tahar Rahim, qui interprète Sobhraj, est arrivé sur le plateau: "J'étais tétanisée. J'ai cru qu'il s'était échappé de prison, qu'il revenait faire le mal (...) Tout est remonté: la colère, la peur."
Octobre 1975: Sobhraj, d'origine indienne et vietnamienne, débarque à Bangkok avec sa compagne canadienne et un homme de main rencontré en Inde, impliqués par la suite dans les crimes.
Nadine, Française de 22 ans, habite le même immeuble non loin du célèbre quartier chaud de Patpong.
L'homme explique être négociant en pierres précieuses: "Il était cultivé, courtois. Entre voisins, on n'a pas tardé à se fréquenter."
Mais de premiers doutes surgissent. "Beaucoup de personnes qui habitaient chez eux tombaient malades. J'ai dit à Charles en plaisantant: "Tu leur jettes un sort"."
Nadine entend parfois des gémissements. "On trouvait ça bizarre, mais comment imaginer une pareille machination?"
Noël 1975, la vie de la jeune femme bascule quand un Français, hébergé par Sobhraj qui vient de partir en voyage, l'a fait entrer dans l'appartement et lui montre un coffre-fort plein de passeports trafiqués. "Il m'a dit: +il empoisonne des gens pour les voler+. Il était terrifié."
Nadine endosse alors le rôle de justicière contre cet "escroc, séducteur, détrousseur de touristes, mais aussi meurtrier diabolique".
Elle monte, avec un diplomate néerlandais Herman Knippenberg, un dossier, n'hésitant pas à fouiller l'appartement et à emporter de précieux indices.
Mars 1976, Charles Sobhraj revient à l'improviste à Bangkok. "Dans le hall d'un hôtel, quelqu'un m'a tapé sur l'épaule. C'était lui", raconte Nadine qui vit "les instants les plus terrifiants de (sa) vie".
Pour ne pas éveiller ses soupçons, elle accepte qu'il la raccompagne.
"Mon coeur battait à 100 000. Il ne s'est aperçu de rien. Je l'ai encore croisé à plusieurs reprises, puis il a disparu".
Aujourd'hui, il ne se passe guère de jours sans que Nadine, invitée à Londres par l'équipe de la série pour aider les scénaristes, ne pense au "Serpent".
Près d'un demi-siècle plus tard, la crainte reste entière pour la dame qui tient un hôtel en Thaïlande, "L'imaginer libre me terrorise. Que pourrait-il faire maintenant qu'il sait que je savais?".
Le chasseur
"Ce n'est pas un héros, juste un criminel ordinaire." Le policier thaïlandais Sompol Suthimai, 90 ans, n'a pas oublié le "Serpent", "l'affaire la plus intéressante" de sa carrière.
Au printemps 1976, cet employé d'Interpol est en vacances quand le journal Bangkok Post publie des photos de touristes assassinés.
"Je me suis dit: c'est une blague (...) Comment tant de gens ont-ils été tués sans que l'on soit au courant."
Il rentre précipitamment à Bangkok et rencontre Knippenberg, le diplomate qui a mené l'enquête avec Nadine Gires.
Ce dernier, qui a déjà alerté sans succès la police thaïlandaise, se montre méfiant. Mais il finit par transmettre à Sompol les dizaines de documents accumulés avec Nadine: des journaux intimes, des billets d'avion ayant appartenu aux victimes et retrouvés dans l'appartement.
Trop tard. Sobhraj a réussi à fuir le royaume quelques jours plus tôt.
Sompol lance un mandat d'arrêt international. Le "Serpent" est arrêté à New Delhi en juillet 1976 après avoir drogué un groupe d'étudiants.
Libéré en 1997 des geôles indiennes dans lesquelles il a passé plus de 20 ans, ses crimes présumés sont alors prescrits en Thaïlande.
Il rentre libre en France où il vit tranquillement jusqu'en 2003. Puis, repart au Népal où il sera finalement rattrapé par la justice.
La police thaïlandaise "a fait un beau gâchis", déplore aujourd'hui Sompol.
L'écrivaine
Quand, en juillet 1977, les journalistes australiens Julie Clarke et Richard Neville rencontrent Sobhraj dans sa prison en Inde, ils n'imaginent pas devoir "s'immerger profondément dans son monde psychopathique".
Depuis sa cellule, le "Serpent" a vendu son histoire quelques milliers de dollars et les reporters ont été dépêchés à New Delhi par une maison d'édition.
Neville paye des gardes pour obtenir un accès régulier au tueur et une étrange relation se noue.
Il leur décrit en détails les meurtres. "Il méprisait les routards, de pauvres jeunes drogués. Lui se voyait en héros criminel de cape et d'épée", se souvient Julie Clarke.
En sortira un best-seller, "Sur les traces du Serpent", dont la série BBC-Netflix s'est beaucoup inspirée.
Depuis, Sobhraj nie les crimes.
"Les prétendues révélations du livre sont inventées de toute pièce", assure son avocate française, Isabelle Coutant-Peyre.
Des quelques mois passés dans l'ombre du tueur, Julie Clarke garde "un souvenir traumatisant". "Nous faisions des cauchemars. Depuis sa cellule, il nous écrivait des missives, dictait ses ordres".
Mais, son magnétisme était "fascinant".
"Si vous étiez un jeune voyageur sur la route des hippies, comment ne pas faire confiance à cet homme féru de bouddhisme et d'hindouisme, qui mêlait Nietzche à la conversation et donnait des tuyaux pour se loger?"
Il attirait aussi les routards en leur faisant miroiter des pierres précieuses bon marché qui, une fois revendues, leur permettraient de financer leur voyage.
L'heure du faste est bien loin pour Sobhraj qui a survécu, en prison, à deux tremblements de terre et à une opération à coeur ouvert.
"Sa résistance est incroyable", soupire Clarke. "Il a gagné le pari fait à sa mère: “mourir vieux”".