MISSOURI, États-Unis / IRBIL, Kurdistan irakien : Dans un clip populaire en Iran datant de plusieurs années, on voit une longue file de personnes, au visage renfrogné, qui attendent leur tour dans une cafétéria. Quand leur tour arrive de faire leur choix, on voit le chef, au visage sinistre, qui leur propose de la viande étrange remplie de vers et de la bave remplie de mouches.
Nombreux sont les artistes iraniens qui attaquent de cette manière indirecte les dirigeants religieux. En effet, il est toujours interdit de critiquer ouvertement les principaux fondements du système politique. La victoire du religieux ultra-conservateur Ebrahim Raïssi lors de la présidentielle de vendredi a souligné, plus que jamais, le peu de choix dont disposent les Iraniens lorsqu'il s'agit d'elire leurs dirigeants.
Si les électeurs dans de nombreux pays se plaignent souvent de ne pas pouvoir faire de choix judicieux dans les élections, l'Iran porte ce phénomène à son paroxysme. C'est le Conseil des gardiens, un organisme non élu constitué de religieux et de juristes (dont trois ont été nommés par Raïssi), qui sélectionne les candidats potentiels aux postes vacants en politique.
De nombreuses estimations affirment que le conseil des gardiens écarte plus de 90 % des candidats qui prennent la peine de postuler à une fonction politique. Il a rejeté cette année la candidature des candidats réformateurs populaires alliés au président sortant Hassan Rouhani, mais aussi celle des partisans de la ligne dure populiste.
Ainsi, parmi les candidats exclus des élections figuraient l'actuel vice-président Eshaq Jahingiri, le président du Parlement Ali Larijani (tous deux alliés de Rouhani) et l'ancien président populiste de droite Mahmoud Ahmedinejad. Ces anciens acteurs politiques iraniens sont parmi les rares à avoir été autorisés à se présenter aux élections précédentes et leur adhésion aux principes fondamentaux de la République islamique ne fait pas de doute.
Pourtant, le Conseil des gardiens les a jugés trop menaçants. Il a donc disqualifié leur candidature (ainsi que celle de toutes les femmes, qui ne peuvent en aucun cas se présenter à de telles élections). Dans un tel climat, la participation électorale semble être la plus basse depuis des décennies. Or c’est une chose peu étonnante.
Comment évaluer alors la légitimité de la présidentielle iranienne ?
« Cela dépend de votre définition du terme ‘légitime’ », explique à Arab News Barbara Slavin, directrice de l'initiative Future of Iran au Conseil atlantique. " De tout temps, le Conseil des gardiens a passé au crible tous les candidats jugés insuffisamment loyaux envers le système, bien que la définition de 'loyal' ne se soit jamais aussi fortement sous-traitée que lors de cette élection. "
Arash Azizi , auteur de l’ouvrage «The Shadow Commander : Soleimani, the US, and Iran's Global Ambitions» (Le Commandant de l'Ombre : Soleimani, les États-Unis et les ambitions de l'Iran dans le monde), se montre moins indulgent que Mme Slavin. « En 2021, Raïssi a remporté à peu près le même nombre de voix qu'il a obtenues en 2017 lorsqu'il a perdu les élections. Sauf qu'il a gagné cette fois-ci parce que la majorité des gens ont boycotté les élections », déclare Azizi à Arab News.
« Même si nous nous fions aux chiffres officiels, cette participation est la plus basse de l'histoire de la République islamique, et c'est la première fois que la majeure partie des gens ne votent pas à une élection présidentielle. Sans oublier que près de quatre millions d'électeurs ont invalidé leur bulletin de vote ».
Outre le peu de choix en matière de candidats politiques, les postes décisionnels les plus importants du pays ne sont de toute façon pas soumis à l'élection. Le chef suprême - actuellement l'ayatollah Khamenei, successeur de l'ayatollah Khomeini depuis 1988 - est choisi par le Conseil des gardiens. Les dirigeants du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) ne sont pas non plus élus, et pourtant, ils prennent un grand nombre des décisions politiques les plus déterminantes pour le pays.
« Les Iraniens étaient exaspérés par le manque de choix et pessimistes quant à la possibilité de mener une vie meilleure sous ce régime », explique Barbara Slavin à Arab News. « Cela fait 25 ans qu'ils participent en grand nombre aux élections présidentielles en espérant parvenir à un changement évolutif et pacifique ».
« Mais au fur et à mesure que la société iranienne progresse, le système devient plus répressif et moins représentatif. De surcroît, s'abstenir de voter représente une certaine manière de protester dans un système qui conçoit le vote comme un devoir patriotique ».
L'ÉCONOMIE POLITIQUE DE L'IRAN EN CHIFFRES
40 % - Le taux d'inflation en Iran en 2019.
5 % - Hausse du taux de pauvreté ces deux dernières années.
3,7 millions - Nombre de personnes qui ont rejoint le registre de la pauvreté au cours de cette période.
83 millions - Nombre d'habitants en Iran en 2019.
Par le passé, Khamenei, tout comme les commandants du CGRI, préféraient autoriser un nombre limité de candidats aux élections présidentielles et s'abstenaient d'intervenir de manière trop directe ou évidente dans le processus politique.
Ils se servaient du système électoral extrêmement restrictif pour tâter l'humeur du peuple, tentaient de se donner une certaine légitimité en revendiquant un mandat démocratique, et guettaient les cartes politiques que les différentes élites de la société iranienne allaient brandir.
Khamenei n'intervenait publiquement pour redresser la barre que lorsqu'il jugeait que l'Iran s'éloignait trop de son cap.
En coulisses, ces dirigeants non élus jouent bien entendu un rôle actif dans quasiment tous les domaines, depuis la politique économique et les directives sur l'exécution des prisonniers politiques jusqu'à la stratégie des négociations sur le nucléaire iranien et d'autres questions telles que les opérations secrètes à l'étranger et le financement de diverses forces mandataires de l'Iran dans la région.
Ces dernières années, l’économie en crise conjuguées aux protestations populaires de plus en plus nombreuses semblent avoir secouée le régime. Dans ces circonstances, les dirigeants effectifs craignent de laisser aux Iraniens un semblant de choix lors des élections de cette année.
Sur cette toile de fond, la nomination de M. Raïssi à la présidence enverrait, selon toute vraisemblance, un message au peuple iranien. Protégé de Khamenei, Raïssi est responsable des exécutions en masse de dizaines de milliers de dissidents iraniens au cours des 30 dernières années. En 1988, il a été à la tête de « comités de la mort » qui ont enterré dans des fosses communes les prisonniers politiques tués.
Selon le Centre pour les droits de l'homme en Iran, l'ayatollah Hossein Ali Montazeri, alors héritier présomptif de l'ayatollah Khomeini, a lui-même dénoncé les comités de la mort lorsqu'il a déclaré : « A mon avis, c'est le plus grand crime commis dans la République islamique depuis la révolution de 1979 et l'histoire nous condamnera pour cela [...]. Vous serez condamnés comme des criminels dans les annales de l'histoire ».
À ce jour, l'Iran se classe juste derrière la Chine - un pays beaucoup plus étendu - pour ce qui est du nombre d'exécutions qu'il mène chaque année. Celles-ci sont menées au terme de simulacres de procès à huis clos, au cours desquels les accusés ne sont pas autorisés à consulter les preuves à charge ni à confronter leurs accusateurs, et un nombre disproportionné d'accusés sont issus des minorités ethniques et religieuses d'Iran. Près de la moitié des personnes exécutées sont des Kurdes iraniens, qui ne représentent cependant que la moitié de la population iranienne, voire moins.
Aujourd'hui président, Raïssi a occupé la fonction de chef du pouvoir judiciaire qui supervisait ce système ainsi que les exécutions massives de dissidents. Avant de devenir chef de la justice en 2019, il a rempli les fonctions de procureur général (de 2014 à 2016), de chef adjoint de la justice (de 2004 à 2014), ainsi que de procureur et de procureur adjoint de Téhéran dans les années 1980 et 1990.
En effet, il est le premier responsable iranien à accéder à la présidence tout en étant soumis aux sanctions américaines et européennes pour son implication antérieure dans des violations des droits de l'homme.
Le message adressé au peuple iranien semble donc tout à fait évident : vous devez rester sage et obéir aux règles, sinon gare à vous.
« Cela fait bien longtemps que Khamenei et l'establishment religieux ont délibérément choisi de bannir toute forme de concurrence politique. Les réformistes se sont noyés dans le sang à la suite de l'écrasement du mouvement vert iranien en 2009. Ainsi, bon nombre de ses dirigeants ont été incarcérés pendant de longues années et ses principaux partis politiques ont été bannis", confie M. Azizi à Arab News.
« L'aile centriste du régime, représentée par Rouhani, a elle aussi été écartée de la scène politique par la suite. Les conservateurs favorables à Khamenei détiennent désormais le pouvoir judiciaire, le parlement et la présidence. Ces deux derniers postes ont été acquis lorsque tous les principaux rivaux électoraux ont été écartés par le Conseil des gardiens ».
La situation à laquelle nous assistons aujourd’hui est comparable à l'abolition en 1975 du système multipartite par le shah d'Iran, selon M. Azizi pour qui « la situation actuelle ressemble énormément à celle de la République islamique de 1975, comme le soulignent certains historiens. Le régime risque de regretter le jour où il est devenu une entité de plus en plus monolithique ».
Se tournant vers l'avenir, Barbara Slavin, de l'Atlantic Council, affirme qu'il convient aujourd'hui de voir si l'administration Raïssi sera à même d'améliorer la vie des Iraniens ordinaires, car « c'est ce qui déterminera son héritage », plutôt que de discuter de la légitimité de l'élection présidentielle.
« Les Iraniens pourront probablement aspirer à une économie légèrement améliorée à condition que Téhéran se conforme à nouveau à l'accord sur le nucléaire de 2015 et que les sanctions sont à nouveau levées », dit-elle.
« Mais cela dépendra en grande partie de la compétence ou de la défaillance de l'équipe de Raïssi mais aussi de la volonté ou du manque de volonté des entreprises étrangères d'investir en Iran. Je prévois que la répression des opposants se poursuivra, voire s'accélérera ».
Aux yeux de Arash Azizi, l'élection de Raïssi n'entraînera aucun changement brusque dans la vie des Iraniens ni de changement radical dans les politiques. « Il se montrera prudent car son objectif principal est de se préparer pour la crise de succession qu'entraînera la mort de Khamenei un jour où il pourra être sur la liste des candidats au poste de guide suprême », déclare-t-il à Arab News.
« Fait intéressant, le chef de Cabinet de Rouhani, Mahmod Vaezi, a récemment spéculé que la vie des citoyens pourrait s'améliorer sous la présidence de Raïssi dans la mesure où des négociations, voire un accord, avec l'Occident seront engagées avant la prise de fonction de Raïssi, ce qui devrait alléger la pression qui pèse sur l'économie ».
Cela dit, quelles seront les conséquences de l'accession de M. Raïssi à la présidence sur les relations de l'Iran avec les autres pays ?
Si l'on compare avec Rouhani, plus affable et modéré, Raïssi semble moins enclin, capable ou désireux de mener une offensive de séduction à l'étranger. La diplomatie iranienne pourrait donc changer quelque peu de style, mais la substance de la politique iranienne ne sera probablement pas si différente de celle de l'administration précédente.
De toute manière, ce n'est pas Rouhani qui a pris les décisions les plus importantes en matière de politique étrangère de l'Iran. Il n'était, avec son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, que de simples messagers.
« Ce n’est pas l'administration Rouhani qui a élaboré ou mis en œuvre la politique de l'Iran vis-à-vis du monde arabe. Ainsi, un nouveau président n'apportera pas de changement immédiat à cet égard », explique M. Azizi à Arab News. « Mais le CGRI accédera plus librement aux structures de l'État qu'il ne contrôlait pas jusqu'à présent et aura les coudées plus franches pour s’aventurer dans la région ».
La vision de Barbara Slavin sur les ambitions iraniennes sous la présidence de Raïssi est plus nuancée. « Je pense qu'il sera réticent à prendre des risques en matière d'affaires étrangères, en partie parce qu'il espère succéder à Khamenei », confie-t-elle à Arab News.
« À mon avis, il va se focaliser sur la stabilisation de l'économie et essayer d'alléger les tensions qui l'opposent à ses voisins. En revanche, il ne gère pas les relations avec les diverses milices. Ce volet continuera à être géré par la Force al-Qods ».
Fait révélateur, M. Raïssi a tenu par le passé des propos dénotant sa volonté d'accepter les sanctions internationales contre l'Iran. Il voit dans ces sanctions une occasion pour l'Iran de développer davantage une économie indépendante, une économie « de résistance ».
Pour les ultraconservateurs comme Raïssi, une intégration trop poussée dans l'économie mondiale risque d'entraîner une certaine perversion culturelle et politique en Iran. Par conséquent, Raïssi et son maître, Khamenei, accepteront aisément toute mesure pourvu que ce ne soit pas une invasion militaire américaine.
L'administration Biden, qui maintient un vif intérêt pour la reprise de l'accord nucléaire, peut donc éprouver des difficultés à négocier avec une personne peu préoccupée par les sanctions et un certain isolement.
Toutefois, M. Azizi estime que le régime cherchera à conclure un accord pour que Washington réintègre l'accord sur le nucléaire avant que Raïssi ne prenne ses fonctions en août. « M. Raïssi héritera donc de cet accord et le préservera », explique-t-il, même si certains membres du CGRI le pousseront à autoriser « des actions plus aventureuses dans la région » et à refuser les propositions de réconciliation et de pourparlers émanant des pays du Golfe.
« Dans quelle mesure Raïssi sera-t-il réceptif à ces pressions ? C'est une question qui attend des réponses », confie Arash Azizi à Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.