SOWETO : Trente ans après la fin de l'apartheid, la jeunesse sud-africaine n'a pas eu sa part du rêve promis alors: dans un pays où près de la moitié des habitants a moins de 26 ans, deux jeunes sur trois sont sans emploi.
Les dernières lois du régime de "séparation" ont été officiellement abolies en 1991: "Ces lois ne s'appliqueront plus à partir du 30 juin", déclarait cette année-là, devant le Parlement, le président Frederik De Klerk.
Trois décennies plus tard, Tumelo Dire, 21 ans, vend des muffins à 30 centimes d'euros pièce sur un trottoir de Soweto pour payer son loyer.
"C'est pour qu'on en soit là qu'il a pris une balle?", interroge le jeune homme au pied du mémorial Hector Pieterson, tué lors des émeutes qui ont démarré dans les écoles du township, marquant un tournant dans la lutte contre l'apartheid.
Le 16 juin 1976, 20 000 écoliers se soulèvent et descendent dans les rues de Soweto contre l'imposition de l'afrikaans, "la langue de l'oppresseur", comme langue d'enseignement. Le mouvement pacifique finit dans un bain de sang lorsque la police ouvre le feu. Une des premières victimes est Hector Pieterson, 12 ans.
Dans ces mêmes rues qui ont mené la Nation arc-en-ciel vers la liberté, Tumelo Dire, "né et élevé ici", se demande "ce que penseraient ceux qui ont lutté et se sont sacrifiés ... Seraient-ils déçus?"
«Mandela, c'est juste un nom»
Dans un long discours mercredi, jour de commémoration des émeutes, le président Cyril Ramaphosa a égrené les initiatives du gouvernement pour remédier au chômage des jeunes. Mais la réalité reste que les "petits-enfants" de Nelson Mandela sont aujourd'hui les premières victimes d'un chômage endémique, encore aggravé par la pandémie de Covid-19 et qui atteint un niveau record, touchant plus de 32% de la population de 59 millions d'habitants.
A quelques rues de l'ancienne maison du premier président sud-africain noir, Thabo Mogogosi, chômeur de 20 ans, attend sans grand espoir sur le bord d'une route de Soweto qu'on lui propose un petit boulot pour la journée. "Mandela, c'est juste un nom", lâche-t-il, toute illusion perdue.
"Je ne tire aucun bénéfice de son combat pour la liberté, je n'ai rien obtenu de la libération dont tout le monde parle tout le temps", continue-t-il amèrement. Sorti du lycée il y a deux ans, il n'a jamais travaillé depuis. Et il n'avait pas non plus de quoi financer des études.
"Ils n'ont pas de travail et sont exclus" des universités parce qu'ils n'ont pas de quoi payer leur scolarité, assène Muzi Khoza, de la ligue de la jeunesse du parti d'opposition Economic Freedom Fighters (EFF). Ce parti radical attire de nombreux jeunes qui estiment que Mandela aurait dû obtenir plus du pouvoir blanc, lors des négociations qui ont mis fin au régime raciste.
«Oubliés»
Pour cette génération née libre, qui n'a jamais connu l'apartheid, la démocratie s'est bien sûr imposée: ils peuvent voter, prendre les transports et utiliser les toilettes publiques, les zones réservées aux Noirs ont disparu depuis des décennies. Mais ils réclament maintenant "la liberté économique".
"Les jeunes ont vu comment, depuis 1994 (année de l'élection de Nelson Mandela à la présidence, ndlr), les politiques économiques ont non seulement maintenu les privilèges, mais également créé une nouvelle classe d'élites noires privilégiées", explique le politologue Sphiwe Dube, enseignant à l'Université de Witwatersrand, à Johannesburg.
Parmi les plus jeunes leaders de la révolte de Soweto, Seth Mazibuko, âgé aujourd'hui de 64 ans, estime que "le combat n'est pas terminé".
"Il y a des gens qui sont toujours dans la pauvreté et qui voient les responsables politiques s'engraisser tandis qu'eux ont faim", dit-il en mentionnant ceux qui, issus de la lutte et grâce au crédit accordé par l'Histoire, ont gravi les marches du parti au pouvoir, l'ANC, et sont aujourd'hui au centre de scandales pour avoir pendant des années pillé l'argent de l'Etat.
Pour Tumelo Dire, "ceux-là ont oublié d'où ils viennent et ils nous ont oubliés".