La valeur du dollar américain a chuté d’à peu près 10 % depuis son pic en mars. Ce qui laisse présager deux récits différents pour l’avenir. Le premier, dans une perspective de court terme, verrait la dépréciation profiter à l’économie et aux marchés américains. Le second, qui s’inscrit dans une perspective de plus long terme, est plus pessimiste, et pourrait fragiliser la suprématie du dollar comme première monnaie de réserve et de transaction dans le monde. Chaque scénario contient sa part de vérité, sans qu’un consensus n’émerge.
Plusieurs facteurs ont contribué à exercer une pression à la baisse sur le billet vert ces dernières semaines, entraînant une dépréciation qui s’est traduite, en l’espace de quelques mois, par un retour en arrière équivalent à presque la moitié de l’appréciation de ces dix dernières années.
Alors que la Réserve fédérale américaine a assoupli sa politique monétaire pour faire face à la détérioration des perspectives économiques, la part du revenu qui s’accumulait sur les valeurs refuges en dollars, comme les obligations d’État américaines, a diminué. Les investissements réalisés aux États-Unis ayant par ailleurs perdu de leur attractivité relative, les avoirs ont été réorientés vers les marchés émergents et de l'Europe (où l'UE a accepté le mois dernier de poursuivre une intégration fiscale plus approfondie).
Une dépréciation positive pour les pays en voie de développement, pas pour les autres
On constate également certains indicateurs qui témoignent aussi d’un ralentissement des entrées de capitaux aux États-Unis. Les achats de logements réalisés par des étrangers paraissent à nouveau avoir baissé, en raison pour partie de l’adoption par les Etats-Unis d’une politique axée sur eux-mêmes, privilégiant des relations commerciales agressives et différentes mesures de sanctions.
À l’exception de certains pays spécifiques, comme le Liban, la Turquie et quelques autres pays qui ont connu des dépréciations de leur taux de change encore plus importantes qu’aux États-Unis, la majorité des devises se sont renforcées face au dollar. Pour ces pays dont les devises se sont appréciées, les réactions ont été loin d’être uniformes.
Certains pays, en particulier les pays en voie de développement ont accueilli positivement la dépréciation du dollar, car la faiblesse de leurs devises avait auparavant entraîné des tarifs d’exportation plus élevés, notamment pour les denrées alimentaires. Un dollar plus faible leur donne également plus de marge pour soutenir leurs économies nationales via des mesures de relance budgétaires et monétaires plus appuyées.
Mais la réaction n’a pas été la même dans les économies les plus avancées. Le Japon et les Etats membres de la zone euro, notamment, craignent que la remontée de leurs devises ne menace leur redressement économique post-Covid. En outre, la Banque du Japon et la Banque centrale européenne craignent désormais que leurs politiques monétaires soient moins efficaces et atteignent leurs limites. Elles redoutent également que leurs économies deviennent des victimes collatérales, avec des effets pervers.
Effets positifs à court terme, mais après ?
Aux États-Unis, la dépréciation du dollar a été considérée comme un développement extrêmement positif pour l’économie, du moins à court terme. Après tout, les manuels d’économie nous apprennent qu’un dollar faible stimule la compétitivité intérieure et internationale des producteurs américains par rapport aux autres Etats, rendant le pays plus attractif pour les investisseurs étrangers et le tourisme (en termes de prix), tandis qu’augmente la valeur, dans la monnaie nationale, des recettes réalisées à l’étranger par les entreprises qui sont installées aux États-Unis. C’est aussi une bonne chose pour les marchés d’actions et d’obligations de sociétés, qui bénéficient encore de la plus grande attractivité des titres lorsqu’ils sont évalués en monnaie étrangère.
Sur le long terme, un consensus sur le long terme est loin d’être aussi positif pour les Etats-Unis. On s’inquiète en effet qu’une dépréciation du dollar ne dégrade davantage sa position sur la scène internationale, déjà affaiblie par les politiques américaines menées au cours des trois dernières années – qu’il s’agisse du protectionnisme commercial ou du recours à l’arme des sanctions afin d’échapper, de plus en plus, les normes mondiales et les règles de droit.
Plus la crédibilité du dollar s’érode, plus les États-Unis risquent de perdre le « privilège exorbitant » qui accompagne l’émission de la principale monnaie de réserve du monde. Un pays dans cette situation peut échanger des bouts de papier imprimés ou des écritures informatiques (création de devises) contre les biens et les services produits par d’autres pays. Il jouit d’une influence disproportionnée dans les décisions multilatérales et les nominations les plus importantes. Il profite aussi de la volonté des autres à sous-traiter à ses propres institutions la gestion de leur patrimoine financier.
Chacun des deux scénarios consensuels (partiellement vrais) impliquent encore une plus grande dépréciation du dollar. Si les effets immédiats sont en théorie positifs, il est probable que la réalité soit différente la situation pratique sera probablement différente, car une bonne part de l’activité économique est actuellement perturbée par les mesures de restriction liées au Covid-19 et parce que les particuliers comme les entreprises se montrent réticents à reprendre les habitudes antérieures de consommation et de production. Près de la moitié des États ont désormais inversé ou interrompu leur réouverture économique.
Les effets positifs du marché constatés sur les marchés d'aujourd'hui exigent également des nuances pour l’après-crise. En raison de l’importante et solide provision de liquidités accumulée notamment par les banques centrales, la plupart des valorisations n’ont déjà plus rien à voir avec les fondamentaux économiques et entrepreneuriaux. Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer qu'une dépréciation du dollar aura plus qu'un effet marginal sur les performances économiques réelles.
Quant au rôle du dollar en tant que monnaie de réserve, je me souviens d’un principe simple que j’ai appris à l’université : il est difficile de remplacer ce qui existe par rien du tout. Aujourd’hui, il n’y a simplement aucune autre devise qui peut ou qui va remplacer le dollar. En revanche, nous allons continuer à voir se construire des canaux secondaires autour du dollar. Aucun d’eux ne pouvant le remplacé, il en résultera un système monétaire international de plus en plus fragmenté.
La faiblesse du dollar aujourd’hui n’est ni une aubaine pour les marchés et pour l’économie américaine, ni le présage de la chute mondiale de cette monnaie. Elle s’inscrit en revanche dans une fragmentation globale et graduelle de l’ordre économique international. Le principal facteur de cette évolution est le manque criant de coordination des politiques internationales, à une époque où les défis s’accumulent à l’échelle mondiale.
• Mohamed A. El-Erian, conseiller économique en chef d’Allianz, était président du Conseil de développement mondial du président américain Barack Obama. Il est l'auteur, plus récemment, de l’ouvrage The Only Game in Town: Central Banks, Instability, and Avoiding the Next Collapse
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com