ATHÈNES : À Athènes, des couples gréco-turcs tentent de vivre leur amour à l’abri des incessantes querelles diplomatiques de leurs pays d'origine, avec l'espoir d'être "un pont" entre les deux voisins qui se disputent des zones maritimes réputées riches en hydrocarbures.
Au pied de la colline des Muses, la musique classique enveloppe l’appartement cossu que partagent Alexandros Massavetas et Cihan Tutluoglu, un couple homosexuel. Les bibliothèques regorgent d’ouvrages sur l’histoire de la Turquie, l’Empire byzantin et la mythologie grecque, des peintures d’Athènes et d’Istanbul décorent un intérieur où tout évoque les origines des deux hommes.
"Pendant longtemps, nous avons voulu échapper à nos pays respectifs. On se sentait étouffer", raconte Alexandros. Les mentalités conservatrices et le poids de la religion, de part et d'autre de la frontière, les ont poussé à vivre à l’étranger pendant plusieurs années.
"On se définit plutôt comme des citoyens du monde. Moi, j’appartiens à un pays qui n’existe plus", résume Cihan pour évoquer une Turquie qu’il a quittée 15 ans plus tôt.
Leur rencontre dans une synagogue d’Istanbul, leur amour et leur mariage après 17 ans de relation n’a jamais souffert de contestations chez leurs proches à l’histoire commune, tour à tour sujets ottomans puis réfugiés, les uns pour échapper aux massacres des musulmans en Grèce, les autres chassés de Turquie.
Dans un mélange d’anglais et de français, leurs voix s’entremêlent à l’instar de leurs histoires. "Parfois, je me retiens sur des sujets de société ou des questions politiques parce qu’ici, je reste +le Turc+", explique Cihan.
La délimitation des frontières, la recherche d’hydrocarbures ou la crise migratoire ont ravivé ces derniers mois des désaccords historiques entre Ankara et Athènes. Le ministre grec des Affaires étrangères Nikos Dendias se rend en Turquie jeudi au sujet des délimitations de leurs zones exclusives économiques en mer Égée.
Chypre, "principal point de friction"
C'est à Chypre que Merve Kocadal et Yorgos Taliadorous ont fait connaissance en 2017 sur un site de rencontre. L’île située aux confins de l’Europe, dont un tiers est occupé depuis 1974 par la Turquie, représente également un sujet de tension entre les deux pays et le "principal point de friction" entre Merve et la famille de Yorgos.
"Certaines conversations sont tendues et les voix s’élèvent un peu", admet pudiquement la jeune femme, mais "cela n’enlève rien à l’amour que l’on se porte".
Le couple envisage le mariage, mais sans cérémonie religieuse. Elle est musulmane, lui orthodoxe, et aucun des deux ne compte se convertir, même si leurs familles respectives attendent que les futurs enfants soient "musulmans" ou "baptisés à l'église".
Theodoros Smpiliris et Ayca Kolukisa se sont mariés d’abord civilement en Grèce puis festivement en Turquie. "Pour mes parents, que Theo soit Grec ou orthodoxe n’a aucune importance. L’important est qu’il soit une bonne personne", se félicite Ayca.
Theodoros évoque lui un long cheminement dans son rapport à la Turquie: "A l’école, les livres d’histoire créaient un ressentiment. On a grandi avec l’idée que la Turquie était un ennemi".
"Ouzo et Loukoum"
Certains sujets politiques ou religieux suscitent des tensions dans l’entourage du couple, comme la reconversion de la Basilique Sainte-Sophie en mosquée, décidée par le président turc Recep Tayyip Erdogan à l’été 2020.
"Mais il suffit de se parler et de s’écouter pour apaiser les tensions. Notre famille est comme un pont entre les deux pays", résume Theodoros.
Et puis le couple a récemment créé un profil Instagram "Ouzo et Loukoum" pour "montrer aux Grecs les beautés qu’on a en Turquie, et aux Turcs les trésors de la Grèce", s’enthousiasme Ayca.
Selon les données de l’Autorité grecque des Statistiques (Elstat), 629 mariages gréco-turcs ont été recensés en Grèce entre 2010 et 2019.
Sukru Ilicak a découvert la Grèce dans les années 90 au rythme du Rebetiko, cette musique de l’exil chantée par les réfugiés grecs d’Asie mineure. Ce Turc s'y est installé définitivement en 2016 avec sa compagne grecque Olga Antonea.
"Nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes orientations politiques. Ce ne sont pas les relations diplomatiques qui vont influencer notre couple", assure Sukru. Mais "si on peut vivre une relation amoureuse gréco-turque, pourquoi ce serait différent à grande échelle entre nos pays?", demande-t-il naïvement.
L’amour gréco-turc fait l’objet d’une pièce de théâtre "La République du Baklava", programmée au Festival Athènes-Épidaure en juillet.