PARIS : À partir de son propre vécu, Nabil Wakim, journaliste français d’origine libanaise, a mis le doigt sur un problème qui touche toute une génération de Français. Il se trouve que Nabil Wakim, arrivé en France à l’âge de quatre ans, a perdu sa langue… Plus précisément, entre ses quatre ans et l’âge adulte, il a perdu l’arabe, sa langue maternelle.
Un épisode majeur et complexe sur lequel il revient en détail dans un livre intense, foisonnant et souvent drôle, publié aux éditions du Seuil. Sous le titre L’Arabe pour tous, il aborde son parcours personnel et explique les raisons du syndrome qui l’a touché.
Car la langue arabe est effectivement taboue en France (c’est le sous-titre du livre), pour tout un ensemble de considérations religieuses, politiques, sociales…
Il cherche d’une part à comprendre pourquoi il est devenu réfractaire à une langue qui l’a pourtant bercé dès la naissance au point d’être incapable de la pratiquer. D’autre part, il décortique le contexte particulier à la France, qui incite à refouler l’arabe de la sphère publique. Répondant aux questions d’Arab News en français, Nabil Wakim exprime l’embarras, le rapport équivoque qu’il entretenait avec la langue arabe depuis son arrivée en France.
«J’avais honte»
À cette époque, il parlait bien sûr l’arabe, mais «quelque part entre mes 4 ans et mes presque 40 ans actuellement, j’ai perdu cette langue en cours de route».
«J’avais honte, je n’avais pas envie que mes parents me parlent en arabe dans la rue.» Ce rejet a des raisons multiples.
Sa famille, comme beaucoup d’autres qui ont émigré en France, n’a pas vraiment insisté sur l’apprentissage de l’arabe, qui était une charge qui pesait sur le temps libre que lui laissait le système scolaire français. L’autre raison, est que «quand j’étais adolescent, l’arabe, ce n’était pas cool, ce n’était pas une langue à laquelle je m’identifiais» car pour lui, elle était associée à «des choses négatives» contrairement à d’autres langues comme l’anglais ou l’espagnol qu’il parle couramment.
Ce n’est que plus tard, devenu journaliste et ensuite devenu père, qu’il s’est rendu compte «d’avoir raté quelque chose». L’arabe pouvait être un atout dans son travail au quotidien Le Monde, notamment parce qu’il couvre le secteur de l’énergie.
La paternité est venue accentuer ce sentiment de perte: il est dans l’incapacité de transmettre sa langue maternelle à sa petite fille, Mona. Au fond, pour beaucoup de Français, l’arabe, c’est la langue des immigrés, la langue des pauvres, «c’est ce qui peut justifier ce rejet inconscient» qu’il a ressenti dans son enfance et son adolescence.
Mais ce qu’il croyait être un problème de Libanais, du fait de l’affinité particulière que nombre d’entre eux entretiennent avec la langue française, s’est avéré être celui de beaucoup d’enfants d’immigrés. Inconsciemment, pour les familles de ces enfants, «l’arabe n’apparaissait pas comme un facteur qui permet de progresser» dans le système scolaire et ensuite professionnel.
La langue arabe, une richesse
De plus, en France, il existe une véritable difficulté à apprendre l’arabe dans le circuit de l’école publique. En travaillant sur son livre, Nabil Wakim se rend compte qu’il y a quatre millions de personnes qui parlent l’arabe en France, ce qui en fait la seconde langue du pays.
Mais paradoxalement, dans l’enseignement secondaire, seulement 14 000 élèves apprennent l’arabe chaque année, soit 0,2 % des élèves en France.
Le livre est loin d’être une sorte de procès fait à sa famille ou au système scolaire français. C’est plutôt une sorte de réflexion qui aboutit au constat que la langue arabe est une richesse, un accès à une culture, à un patrimoine «qui est aussi le mien».
On a donc intérêt collectivement à revaloriser la langue et les cultures du monde arabe «parce qu’elles font aussi partie de l’Histoire de France et de beaucoup de Français».
Parler plusieurs langues est une véritable richesse qui permet une meilleure compréhension du monde, et il serait dommage de s’en priver.
D’ailleurs, parmi les différentes immigrations qui existent en France, que ce soit espagnole ou portugaise ou asiatique, «ce sont les immigrés d’origine arabe qui transmettent le moins leur langue à leurs enfants».
C’est quelque chose qui interpelle et «j’ai interrogé beaucoup de personnes d’origines différentes qui racontent tous la même chose», dans le livre.
Pour eux, la langue arabe «est confinée dans l’espace domestique», c’est-à-dire que tous comprennent certaines phrases élémentaires du genre «range ta chambre» ou «finis ton assiette» ce qui en fait «la langue de la maison et parfois aussi celle des sentiments».
Mais dès qu’on engage une discussion sur différents sujets et «surtout dès qu’on sort de la maison, on passe au français».
Aimer sa double identité
Tout ceci renvoie à une question très profonde et très française soit «est-ce qu’on peut être Français et être autre chose en même temps?» Est-ce qu’on peut manier «plusieurs identités sans qu’elles soient en concurrence?» Ceci est étroitement lié à la vision qui prévaut en France de ce qu’est «être Français».
La France s’est construite avec une très belle idée d’égalité républicaine qui fait qu’on est tous Français, on est tous identiques, mais on est Français et pas autre chose. Il serait intéressant de s’interroger «sur la manière d’être Français et Arabe en même temps».
D’ailleurs, pendant un séjour aux États-Unis, il était souvent présenté comme étant «franco-arabe», ce qui le surprenait au début parce que «je ne me suis jamais défini comme tel».
Mais tout bien considéré, «j’ai trouvé que c’est une bonne définition» pour quelqu’un qui aime la France, sa culture, ses cultures, sa gastronomie, son mode de vie, sa littérature... «mais en même temps, j’aime le Liban et j’aime le monde arabe».
Aimer et assumer cette double identité est d’ailleurs possible. C’est en tout cas son choix de vie comme celui de nombreuses personnes dans sa situation avec qui il s’est entretenu dans le cadre du livre.
À défaut d’avoir retrouvé sa langue maternelle, qu’il ne désespère pas de reconquérir un jour, Nabil Wakim s’est au moins réconcilié avec elle.