DUBAÏ: Depuis l'explosion qui a ravagé Beyrouth le 4 août de l'année dernière, un homme libanais travaille d’arrache-pied, pour s'assurer que les fruits de toute une vie de labeur ne finissent pas ensevelis sous les décombres. En moins de six mois, Robert Paoli devient ainsi le premier commerçant après la catastrophe à rouvrir son entrepôt dans la zone franche logistique du port de Beyrouth.
«J'ai passé toute ma vie professionnelle dans le secteur du transit maritime», déclare l’homme de 57 ans à Arab News. «J'ai toujours cru au Liban, dès le départ, et j'ai travaillé très fort pour créer mes unités dans la zone franche».
L’emplacement stratégique de Beyrouth sur la côte est de la Méditerranée fait du port un atout économique prospère. Mais tout change ce mardi après-midi, quand un entrepôt voisin qui contient près de 3 000 tonnes de nitrate d'ammonium, une substance extrêmement volatile, prend feu.
Les deux explosions subséquentes envoient une onde de choc colossale à travers le port et les quartiers environnants, emportant les entrepôts de Paoli avec elle.
Paoli avait dépensé plus de 1,5 million de dollars et consacré des années de travail acharné à son nouvel entrepôt, qui devait ouvrir ses portes à peine quelques semaines plus tard. Des stocks de marchandise de tous genres s’y trouvaient déjà, des appareils électro-ménagers aux pneus en passant par des produits chimiques.
Paoli se souvient des événements de cette affreuse journée. Il avait eu la chance de quitter son bureau tôt, contraint par les mesures sanitaires relatives à la Covid-19 en vigueur dans la zone franche logistique. Plus tard, alors qu'il rejoint son fils pour une partie de tennis au club situé à 20 minutes de la capitale, Paoli reçoit un appel téléphonique alarmant d'un ami au sujet d'un incendie dans le port.
«J’ai trois unités là-bas et un nouvel entrepôt dans la région de Karantina, très près du port, j'étais anxieux», a déclaré Paoli. «Mon autre ami, qui habite de l'autre côté du port, ne voyait rien. Mais cinq minutes plus tard, j'ai entendu l'explosion».
La déflagration est tellement forte qu’elle est entendue à Chypre, à une distance de plus de 200 kilomètres. Près de 210 personnes sont tuées et 7 500 blessées, et l’onde de choc rase les bâtiments voisins et renversent des véhicules.
«J’ai cru qu'une bombe venait de toucher mon club», a déclaré Paoli. «Nous étions loin, mais nous avons quand même été projetés contre le sol, et les vitres se sont brisées».
Une gigantesque colonne de fumée noire s'élevait du port lointain. Paoli saute dans sa voiture et se précipite vers la ville en courant. En chemin, le gardien de l'entrepôt de Karantina l’appelle et lui dit qu’il n’en reste plus rien.
«J'étais sous le choc», confie Paoli. «J'ai demandé s'il y a eu des blessés, et heureusement, il n'y en avait pas. Ma femme m'a appelé en pleurant, elle avait vu à la télévision mon entrepôt dans la zone franche entièrement détruit».
À son arrivée, Paoli est confronté à un spectacle cauchemardesque; ce qui restait de ses marchandises est piégé sous des tonnes de gravats. «Tous mes employés sont venus, ils pleuraient», a-t-il dit. «Rien que de penser à cette scène me fait revivre le moment. Quand j'ai réalisé l'ampleur des dégâts, j’ai pris conscience de la réalité».
L’armée libanaise est rapidement dépêchée sur les lieux afin de dissuader les pilleurs. C'est à ce moment-là que Paoli prend la résolution de reconstruire. «C'était un défi pour moi, nous n’allions pas nous laisser abattre», a-t-il déclaré. «Il m’était impossible de ne pas reconstruire.»
Cette nuit-là, la première priorité de Paoli était de sécuriser son stock, réparti sur différents sites. Pour compléter la présence de l’armée, son personnel monte la garde 24 heures sur 24.
ENQUÊTE SUR L'EXPLOSION DE BEYROUTH
* Le juge d'instruction Fadi Sawan a porté plainte contre 37 personnes depuis août 2020.
* 25 d’entre eux sont détenus dans des conditions qui semblent violer leurs droits civils, selon HRW.
* Parmi les individus accusés de négligence figurent deux anciens ministres et le premier ministre par intérim, Hassan Diab.
* Diab a refusé de comparaître pour un interrogatoire, qualifiant de «diabolique» de le montrer du doigt.
* Les ministres ont demandé à la cour suprême de remplacer Sawan, ce qui impose une suspension de l’enquête depuis décembre 2020.
«Nous nous devions de le protéger, pour nos clients», a déclaré Paoli. «Mon équipe est incroyable. J'ai vraiment ressenti à quel point cette entreprise compte pour eux et à quel point ils me respectent.
À l’aube le lendemain, l'effort de reconstruction commence. Avec à peine quatre heures de sommeil par nuit en moyenne, Paoli arrive à 6 h 30 tous les jours pendant les six mois qui suivent afin de nettoyer les débris et récupérer ce qu'il peut.
«La responsabilité sur mes épaules était de taille, car nos unités d'entrepôt étaient entièrement chargées de marchandises», explique-t-il. «Nous avions de 80 à 90 conteneurs de 40 pieds. C'était un enfer».
La cargaison qui a été épargnée est retirée, et ensuite, soit livrée aux clients, soit stockée de manière sécuritaire. Mais Paoli n’est pas au bout de ses peines. Un mois plus tard, un autre incendie s’est déclaré dans un entrepôt voisin.
«L'armée a tenté de nous empêcher d'entrer pour essayer de contenir le feu, mais nous avons réussi à le faire en trois à quatre heures», se souvient Paoli. «Tous les entrepôts voisins ont brûlé sauf le nôtre. Nous avons eu la chance de pouvoir le sauver».
Comble de l'insulte, Paoli est détenu et interrogé au sujet de l'incendie. Il est relâché 24 heures plus tard, en colère et démoralisé.
«J'étais épuisé et déprimé parce que j'essayais de faire quelque chose de bien, et j'ai été mis en arrestation», dit-il. «J'avais l'impression d'être revenu à la case départ. J'étais anéanti, mais j’étais animé par cette volonté constante de reconstruire, et ça m'a donné la force de continuer».
Quelque temps plus tard, le labeur de Paoli porte ses fruits lorsque son entrepôt a rouvert ses portes dans la zone franche.
Ce qui le perturbe le plus cependant, c'est le manque de soutien du gouvernement et des agences d'aide. «Personne ne s'est soucié de nous, ou nous a proposé son assistance», se désole-t-il. «Des associations sont venues pour aider les gens, mais pas nous, même si nous nous trouvions dans la zone la plus touchée, et que nos employés risquaient de perdre leur emploi».
Ses enfants, Andrea et Philippe, sont fiers de l'endurance de leur père pendant ces mois éprouvants.
«J'ai été impressionné par son attitude», déclare Philippe, ancien footballeur professionnel. «Il était le seul à exprimer sa gratitude pour le fait que tout le monde soit en sécurité, et la reconstruction est devenue sa tâche quotidienne. Avec le recul, nous étions les seuls à pouvoir reconstruire dans cette période grâce à cette attitude. Son dévouement envers ses employés vous touche et vous fait prendre conscience qu’ils font partie de notre famille».
Andrea, une ancienne championne nationale de taekwondo, félicite son père d'avoir pris sur lui de reconstruire son entreprise et prendre soin de son personnel, ce qu’un autre n’aurait pas fait.
«Il aurait été beaucoup plus facile de ne rien faire, d'abandonner, de rejeter la faute sur les autres et, éventuellement, de congédier les employés. Mon père s’est frayé un chemin difficile, avec son intégrité à toute épreuve, sa sollicitude, ainsi que ses compétences exceptionnelles en gestion de crise. J'espère que ceci inspire les autres autour de lui alors que le pays plonge dans un cauchemar sans fin», déclare la jeune femme.
Il va sans dire que la gestion officielle des séquelles de la catastrophe laisse à désirer. Huit mois plus tard, l'enquête sur l'explosion est toujours en cours ce qui signifie que Paoli n'a pas encore reçu le moindre dédommagement de la part de la compagnie d'assurance.
Alors qu'il fait de son mieux pour absorber sa part (3 millions de dollars) des pertes collectives de 50 millions de dollars de la zone franche, Paoli avoue que sa vision de son pays a complètement changé.
«Avant l'explosion, j'ai toujours cru que, quoi qu'il arrive, je continuerai de grandir et de travailler au Liban. C’est notre pays, nous devons rester ici», dit-il.
«Mais pour le moment, je ne dirai pas un mot de plus. Je protégerai ce que j'ai, mon entreprise et mes employés parce qu'ils sont comme une famille pour moi, mais je ne ferai plus de plans d'expansion dans ce pays. Pour la première fois de ma vie, je commence à réfléchir à faire quelque chose en dehors du Liban.
Mona, l’épouse de Paoli, reconnaît que la foi qu’ils avaient autrefois dans le pays s’est épuisée.
«L’optimisme de Robert est contagieux», dit-elle. «Mais pour nous, l'aventure s'arrête ici, et une nouvelle page s'ouvre dans notre vie».
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com