LONDRES: En parcourant les titres des journaux britanniques la semaine dernière, on remarque que des sujets comme la réaction maladroite de la famille royale à la « tell-all interview » (une interview "déballage") de Meghan Markle avec Oprah, ainsi que la sortie de l'hôpital du prince Phillip, ont fait l'objet d'une large couverture.
La compétition pour attirer les visiteurs et les lecteurs a été renforcée par le Prince Harry, qui a accepté d'être indemnisé par le Mail pour un article, publié dimanche, alléguant qu'il avait tourné le dos aux Royal Marines après avoir renoncé à son titre royal.
Ce qui saute aux yeux dans les titres de l'actualité britannique, c'est l'absence de couverture d'une tragédie humaine colossale survenue au Moyen-Orient : la mort de plusieurs dizaines de migrants africains dans un incendie à Sanaa, la capitale du Yémen, le 7 mars.
L'incendie du centre de détention pour migrants dirigé par les Houthis, comparable à un camp de concentration nazi, a fait de nombreux blessés et morts.
Selon le bilan officiel, l'incendie a fait 43 morts, tous des migrants originaires d'Éthiopie, d'Érythrée, de Djibouti, de Somalie et du Soudan. Toutefois, on estime que le nombre réel de morts est bien plus élevé, et pourrait se chiffrer en centaines.
Les témoignages des survivants ont porté les organisations de défense des droits de l'homme et les diplomates internationaux à attribuer la responsabilité des décès à la milice soutenue par l'Iran.
En suivant la logique des médias britanniques qui ont assuré une couverture saturée des manifestations de Black Lives Matter (BLM) l'année dernière et qui se disent préoccupés par les « victimes de la guerre au Yémen », la mort de tant de migrants infortunés venus d'Afrique aurait dû mériter une avalanche d'attention. Pourtant, rien de tel ne s'est produit.
Les radars des journalistes britanniques n'ont même pas capté l'indignation des hauts fonctionnaires des Nations unies et de l'ONG Human Rights Watch (HRW), ce qui soulève une question de deux poids, deux mesures.
La première question est de savoir si le Yémen constitue un sujet digne d'être couvert uniquement lorsque la coalition dirigée par l'Arabie saoudite commet une erreur. Ou encore, la vie de certains Noirs est-elle plus importante que celle d'autres, aux yeux des médias britanniques ?
Pourtant, il s'agit d'un événement inhabituel dans une région du Yémen contrôlée par les Houthis, où les coupables se cachent à la vue de tous.
Dans un premier temps, les Houthis ont refusé de préciser la cause de l'incendie, de signaler la manifestation ou de donner un bilan définitif des victimes. Ce sont les survivants et les défenseurs des droits de l'homme du pays qui ont affirmé que l'incendie avait éclaté lorsque des gardes ont tiré des gaz lacrymogènes dans un entrepôt bondé, dans le but de mettre fin à une manifestation dénonçant les abus et les mauvais traitements subis dans l'établissement.
« Comme tout territoire contrôlé par des groupes extrémistes, la couverture à partir des zones contrôlées par les Houthis comporte évidemment des risques extrêmes pour les journalistes occidentaux », a expliqué à Arab News William Neal, consultant en communication stratégique basé à Londres.
« Mais dans ce cas, le HRW et les Nations unies ont fourni des preuves de l’attaque choquante et ont appelé à agir ».
La chaîne BBC et le quotidien The Independent ont publié respectivement un reportage et un article sur l'incendie le lendemain du drame, le premier s’étant fondé sur le rapport du HRW pour faire un suivi.
En revanche, The Guardian, un quotidien britannique de gauche qui s'enorgueillit de son souci des droits de l'homme, n'a prêté attention à ce scandale que lorsque les Nations unies ont exigé l'ouverture d'une enquête, une semaine plus tard. Samedi, il a publié sur son site Internet un article de l'AP dans lequel il a affirmé que les Houthis avaient admis que l'incendie avait été provoqué par des grenades lacrymogènes tirées par les gardes.
Interrogé par Arab News pour savoir pourquoi le quotidien n'avait accordé qu'une faible couverture à la mort des migrants, un porte-parole de Guardian News & Media a déclaré que « l'article en question fait largement référence à la fois à l'appel des Nations unies pour lancer une enquête ainsi qu'aux commentaires du HRW ».
Pour sa part, le quotidien The Guardian a refusé de préciser les raisons pour lesquelles il n'a pas signalé l'incendie avant que les Nations unies ne réclament une enquête.
En outre, il n'a pas voulu préciser si l'incident méritait une couverture aussi étendue que toute autre atrocité perpétrée dans d'autres régions du monde.
Par ailleurs, le Times a publié son premier article sur l'incendie plus de 10 jours plus tard. Cette publication est apparue après qu'Arab News a signalé qu’aucun article du site Web du Times n’a été consacré à ce sujet (courriel envoyé le 17 mars ; la couverture a été lancée le 18 mars).
Le Times, la BBC, The Independent et The Telegraph se sont tous abstenus de répondre aux nombreuses demandes de commentaires faites par Arab News pour expliquer pourquoi ils n'ont accordé que peu d'attention à cette affaire.
Difficile d'imaginer le nombre de colonnes que ces médias auraient consacrées à l'affaire s'il y avait soupçonné l’implication de la coalition dirigée par l'Arabie Saoudite.
Si la couverture avait été à la mesure du crime, elle n'aurait probablement pas évoqué le renversement par les Houthis du gouvernement du Yémen, reconnu par la communauté internationale en 2015, ni la guerre sans fin qu'ils ont déclenchée contre les civils au Yémen et en Arabie saoudite, ni encore leur blocage prolongé de l'aide internationale, qui a contraint 24 millions de Yéménites à vivre de l'aide humanitaire.
« Les médias n'ont pas tenu les Houthis responsables de leurs actions. Ainsi, le public occidental a souvent entendu une version biaisée de ce conflit complexe », explique M. Neal.
« La couverture de ce conflit ne permet pas à la plupart des gens de comprendre que les Houthis constituent un groupe terroriste qui pose une menace considérable à la stabilité de toute la région, et cela doit absolument cesser ».
Dans une interview exclusive accordée à Arab News, Moammar Al-Eryani, ministre yéménite de l'Information, de la Culture et du Tourisme, a exprimé les mêmes préoccupations.
« Depuis son coup d'État de 2014, la milice houthie a mené une série de crimes de guerre qui n'ont malheureusement pas été suffisamment couverts. Pourtant, ils sont tout à fait comparables aux actes terroristes d'Al-Qaïda et de Daesh », explique-t-il.
« Les médias occidentaux ont omis de dénoncer les crimes perpétrés par la milice houthie. Ils la considèrent souvent comme une simple victime, alors qu'elle est en réalité l'auteur de ces crimes. La couverture lamentable par les journaux britanniques de la mort de migrants dans le centre de détention de Sanaa témoigne de leur mauvaise connaissance des crimes commis par la milice houthie au cours des dernières années », a-t-il ajouté.
« Nous exhortons les médias occidentaux et arabes à se pencher sur tous les problèmes du Yémen avec la même attention, et à mettre en lumière tous les faits et crimes sans discrimination ».
Par ailleurs, le contraste prononcé entre la façon dont les grands médias, les organisations de défense des droits de l'homme et les mouvements sociaux populaires réagissent aux causes soutenues par le mouvement BLM et aux injustices commises à l'encontre des Noirs africains, ne constitue guère un sujet étonnant pour bon nombre d'analystes.
Ces dernières années, la mort d'un certain nombre d'Afro-Américains non armés - George Floyd, Ahmaud Arbery, Trayvon Martin, Michael Brown, Tamir Rice et Eric Garner, pour ne nommer que ces six-là - aux mains de policiers blancs a prétendument galvanisé un mouvement social transatlantique contre les préjugés et la discrimination fondés sur la race.
Toutefois, l'apathie manifestée par la presse britannique à l'égard de la détresse des migrants africains au Yémen démontre de manière flagrante que les droits des Africains noirs ne présentent pas le même poids que ceux des Afro-Américains et des Britanniques noirs.
Interrogé par Arab News à ce sujet, un porte-parole du bureau du mouvement BLM au Royaume-Uni a donné cette réponse : « Merci pour l'invitation, nous déclinons cette opportunité ».
- Tarek Ali Ahmad est le responsable de la recherche et des études chez Arab News. Twitter : @Tarek_AliAhmad
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com