MISSOURI: Le 2 août 1990, sur ordre du dictateur Saddam Hussein, l'armée irakienne a envahi et conquis le Koweït. Cette décision regrettable a bousculé à jamais l'Irak et a eu pour conséquence le lancement de la première offensive de la coalition internationale contre l'Irak, le 16 janvier 1991.
Un peu plus de trente ans après, le monde continue à analyser les retombées de l'invasion du Koweït. Arab News se replonge dans ce dossier avec une couverture spéciale consacrée à la guerre du Golfe, avec le reportage Tempête du désert: trente ans plus tard.
Entre 1991 et 2003, l'Irak a terriblement souffert des sanctions imposées par la communauté internationale. Si l'objectif du programme des Nations unies «Pétrole contre nourriture» était de protéger les Irakiens de la famine, le régime de Saddam a empêché les habitants (notamment les chiites) de recevoir les vivres et les médicaments de ce programme.
De ce fait, on estime que 500 000 enfants irakiens ont succombé à une mort évitable au cours de cette période. C'est en 2003 que la dictature cruelle qui terrorisait toute la population irakienne a finalement basculé, au terme de la seconde guerre du Golfe. Si brièvement les importantes réserves de pétrolières considérables de l’Irak ont laissé croire à la perspective d’une vie meilleure pour les habitants, la campagne militaire victorieuse menée par la coalition a vite dégénéré en occupation calamiteuse. S’il est bien un événement qui a symbolisé l’occupation de l’Irak par les Américains, c’est le scandale entourant le traitement des prisonniers irakiens par les Américains, dans la tristement célèbre prison d'Abou Ghraib, non loin de Bagdad.
Les Américains ont décidé de détenir dans la prison d'Abou Ghraïb quelque 4 000 prisonniers (pour la plupart des Arabes sunnites soupçonnés d'avoir participé à l'insurrection menée contre le régime d'occupation de la coalition, après 2003). Cette prison était déjà pourtant tristement célèbre sous le règne de Saddam, au même titre que la prison iranienne d'Evin à Téhéran. Bien avant 2003, l’une des pires punitions en Irak était d’être «transféré à Abou Ghraib».
Plutôt que d'apaiser des Irakiens déjà méfiants et de les rassurer en leur faisant comprendre que l'Irak après Saddam serait un pays bien différent, les Américains se sont simplement emparés de la prison d’Abou Ghraib pour l’utiliser comme le faisait le dictateur irakien dans le passé. Les forces de la coalition se sont installées dans les palais de Saddam (dont l'enclave de la «zone verte» de Bagdad) pour en faire le nouveau siège administratif de l'occupation.
Pour nombre d'Irakiens, le message semblait évident: les Américains incarnaient le nouveau Saddam, sauf que cette fois, les sunnites étaient les nouvelles populations opprimées, comme auparavant les chiites et les Kurdes. S’il existait encore des doutes sur l'identité des nouveaux dictateurs en Irak, le scandale d’Abou Ghraib est venu dissiper cette incertitude en avril 2004.
Tout a commencé avec la mort d'un détenu irakien qui était interrogé dans cette prison. Peu de temps après, un soldat américain a découvert dans la prison un CD-ROM avec des photos montrant les mauvais traitements subis par les prisonniers. Il a signalé cette découverte à ses supérieurs, qui ont lancé une enquête – conformément à la procédure habituelle pour ce genre de rapports.
Le programme télévisé américain 60 Minutes n'a pas tardé à se procurer les photos de prisonniers torturés par leurs gardiens américains et a diffusé un reportage sur cette affaire.
Le monde entier a regardé avec stupeur les photos de mauvais traitements infligés aux prisonniers d'Abou Ghraib.
La chaîne CNN a décrit les différents types d'abus pratiqués par les militaires:
- Donner des coups de poing, des gifles et des coups de pied aux détenus; sauter sur leurs pieds nus.
- Prendre des films et des photographies des détenus, hommes et femmes, nus.
- Placer les détenus de force dans différentes positions suggestives pour les photographier.
- Obliger les détenus à retirer leurs vêtements et les laisser nus pendant plusieurs jours.
- Obliger les hommes nus à porter des sous-vêtements féminins.
- Photographier et filmer des groupes de détenus de sexe masculin se livrant à des actes humiliants.
- Entasser les détenus de sexe masculin entièrement nus et leur sauter dessus.
- Placer un détenu nu sur une caisse, la tête recouverte d'un sac de sable, et attacher des fils à ses doigts, ses orteils et à d'autres extrémités pour lui infliger des décharges électriques.
- Écrire «Je suis un violeur» sur la jambe d'un détenu accusé de viol, puis le photographier nu.
- Passer une chaîne ou une courroie de chien autour du cou d'un détenu nu en même temps qu'une femme soldat pose pour la photo.
- Viol d’une femme détenue par un gardien de la police militaire.
- Recourir à des chiens de combat (sans muselière) pour intimider et effrayer les détenus et, au moins dans un cas, les laisser mordre et blesser gravement un détenu.
- Photographier des détenus irakiens morts.
Si l'Irak est souvent considéré comme un pays où il fait particulièrement chaud, une grande partie de ces actes de torture ont eu lieu en décembre 2003. À cette période, il fait relativement froid et humide dans une prison non chauffée. Maintenir les prisonniers nus dans de telles circonstances, les humilier, les placer dans des positions stressantes, les priver de sommeil, les mouiller avec de l'eau froide, les asperger avec des tuyaux d'arrosage à haute pression, causer différents abus physiques et psychologiques, tout cela constitue sans aucun doute des actes de torture.
Au début de mai 2004, George W. Bush, président des États-Unis à l'époque, a condamné devant les caméras du monde entier les mauvais traitements infligés aux prisonniers et a exprimé ses regrets «pour l'humiliation subie». Néanmoins, le mal avait déjà été fait, et les preuves de torture et d'humiliation infligées aux Irakiens ont grossi les rangs des groupes d’insurgés et ont alimenté l'insurrection dans le pays.
Si la torture des prisonniers à Abou Ghraib avait pour objectif d’aider des membres de la coalition en contraignant les prisonniers à divulguer des informations sur les insurgés irakiens, elle a produit un effet inverse. Personne n’a assumé la responsabilité de ce triste épisode à un niveau supérieur de la chaîne de commandement américaine.
Certes, Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense, a témoigné devant le Congrès et le Sénat, mais il n'a jamais été réellement mis en cause, pas plus que le président Bush ou le vice-président Cheney. Seules quelques «branches pourries» parmi les gardes de nuit à la prison d’Abou Ghraib ont été sanctionnées. Des soldats de rang inférieur et des contractuels ont fait l'objet de rétrogradations, de réprimandes et de peines de prison de quelques mois. Le plus haut responsable ayant été sanctionné pour ces abus a été Janis Karpinski, générale de brigade en charge de plusieurs prisons en Irak. Elle a été déplacée en dehors de l'Irak et rétrogradée au rang de colonel.
Un tel scénario peut paraître hypocrite pour un pays qui se targue de défendre les droits de l'homme et qui réprimande régulièrement les dirigeants des autres pays du monde au nom de valeurs morales. Bon nombre de personnes ont jugé improbable que des officiers supérieurs et des responsables gouvernementaux puissent ignorer ce qui se passait dans la prison d'Abou Ghraib.
Le président Bush ainsi que le vice-président Cheney et le secrétaire à la Défense Rumsfeld ont bel et bien mis en place des procédures opérationnelles et créé un climat qui a permis aux événements d'Abou Ghraib de se produire. Ils ont exigé que les militants capturés soient traités comme des «combattants ennemis» plutôt que comme des «prisonniers de guerre». Ils pouvaient ainsi expédier les détenus à dans la prison de Guantanamo sans que ceux-ci ne soient officiellement inculpés ou protégés par la Convention de Genève.
Certains combattants capturés ont été expédiés à bord de vols secrets vers l'Égypte ou vers des centres de détention secrets de la CIA en Europe de l'Est. Là-bas, ils ont été torturés, loin des projecteurs. Les Américains ont employé toutes sortes d’euphémismes, qualifiant certains actes comme le waterborading («simulation de noyade») de «techniques d’interrogatoires renforcées» plutôt que d’actes de torture.
Au final, ces actions ont porté préjudice à la cause américaine, ils ne l’ont pas servie. Ces abus ont apporté aux insurgés en Irak l'oxygène qui leur fallait pour survivre bien plus longtemps qu'ils n’auraient dû. Quelques insurgés ont même fini par former l'État islamique autoproclamé connu sous le nom de «Daech».
Il ne fait aucun doute que l’erreur de Saddam Hussein en 1990 a produit quelques effets positifs. Les Kurdes d'Irak, en particulier, ont ainsi pu émerger des cendres de la politique génocidaire menée par le dictateur à leur encontre dans les années 1980.
De même, on a vu se dissiper le danger inadmissible auquel était exposé le monde entier en raison du programme d'armement nucléaire de Saddam – qui, en 1990, était sur le point d'être parachevé. Toutefois, comme cela se passe dans tous les moments décisifs de l'histoire des pays, des changements malencontreux sont venus peser sur ces évolutions positives.
David Romano est titulaire de la chaire Thomas G. Strong de politique du Moyen-Orient à la Missouri State University
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.