BAGDAD: Dans le centre de la capitale irakienne, c’est un vendredi comme un autre. Immobilisé dans le trafic, un homme tapote sur son klaxon au rythme de la musique qui sort de la stéréo de sa voiture beige rouillée. Un autre lui crie de se pousser, «Yallah, c’est vert! Eh, tu ne vois pas que t’es de travers?», s’exclame-t-il, excédé.
Alors que le pays se prépare à accueillir un pape pour la toute première fois de son histoire, rien n’a changé pour les habitants. Loin de chez eux, des routes sont réparées et des toilettes installées, tout au long du futur itinéraire du pape François, qui sera en Irak jusqu’au lundi 8 mars. «Dans mon quartier, tout est comme d’habitude», raconte Menna Alah Jawad. La jeune étudiante en stratégie et marketing à Bagdad de 22 ans, se dit «très surprise» que le pape vienne en Irak, mais elle doute que sa vie et celle de ses compatriotes puisse s’améliorer à l’issue de son passage.
«La seule chose qui a changé, c’est que maintenant nous sommes confinés pendant tout le week-end!», se plaint-elle. En effet, des mesures strictes ont été mises en place depuis la mi-février pour faire face à une deuxième vague de Covid-19. Certains disent que les nouvelles mesures sanitaires ont été décidées pour éviter tout risque d’incidents avant la venue du pontife. Dans un pays où les conditions sécuritaires restent extrêmement instables et où se cachent encore des terroristes de Daech, accueillir le pape reste un pari. Ainsi, un couvre-feu dure de 20h à 5h en semaine, et un confinement total s’applique du vendredi au dimanche compris.
Pendant que le chef de l’église catholique rencontrera les institutions politiques de Bagdad et dira la messe dans deux églises chrétiennes, avant de parcourir plus de 1 400 km en avion pour visiter les principaux lieux religieux du pays, les Irakiens, eux, resteront pour la plupart chez eux. Mais cela ne les empêche pas de faire entendre leur voix. Depuis quelques jours, le hashtag en arabe «je demande au pape» se répand de plus en plus sur les réseaux sociaux. «Je demande au pape d'aller faire quelque part une visite surprise pour qu’il voie la réalité», explose un internaute. «Le gouvernement fait croire que l’Irak est un pays qui peut accueillir le pape, alors que l’on manque de services basiques, de routes, de lits dans les hôpitaux, parfois même d’eau potable ou d’électricité», lance un autre sur Twitter.
Très amers envers une classe politique traditionnellement immobile et corrompue, «les Irakiens critiquent le gouvernement pour ces efforts de dernière minute qui visent à gagner des points sur la scène internationale, mais qui ne vont pas forcement profiter au plus grand nombre», se désole Jalal Sharif, imam à la grande mosquée du Prophète à Rusafa, dans le centre de Bagdad. «Ce n’est pas du tout par hostilité envers le pape», souligne-t-il. «Il ne peut pas retarder sa venue d’un mois ou deux?», se demande Ali Riyadh en riant. «Peut-être le gouvernement aura-t-il le temps de nous aménager quelques petits trucs en plus», ricane-t-il en soufflant une bouffée de son énième cigarette de la journée. Un passé de manifestant dans les rues de Bagdad et des velléités de poète, ce jeune travaille au ministère de la Culture où il gagne environ 300 dollars par mois. Originaire d’Abu Ghraib, quartier sunnite dans la périphérie de Bagdad, Ali fait partie des 70% de la population irakienne qui a moins de 30 ans et aucun futur en perspective.
Depuis l’année dernière, l’Irak traverse sa plus grave crise économique depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Le taux de chômage se situe autour de 13%. Dans un contexte de corruption et de réformes manquées, le prix du pétrole s’est effondré en février dernier. Une catastrophe pour un pays qui tire au moins 90% de ses recettes de la vente de l’or noir. Le confinement et les mesures anti-Covid-19 ont ultérieurement fragilisé l’économie. À la fin de 2020, le gouvernement n’a pas eu d’autre choix que de dévaluer le dinar de 25% par rapport au dollar américain. Ainsi, les jeunes Irakiens qui peuvent avoir accès au web déversent leur ras-le-bol sur la Toile. En octobre 2019, cette dynamique avait donné naissance à un mouvement de contestation antigouvernementale, porté principalement par des jeunes et organisé à partir des réseaux sociaux, qui a fait au moins 600 morts à travers tout l’Irak en un an. Aujourd’hui, à la veille de l’arrivée du pape, la colère populaire est à son comble.