ANKARA: Une société de lobbying a été engagée pour appuyer une réintégration de la Turquie dans le programme américain d’avions furtifs F-35. Elle en avait été exclue en juillet 2019 à la suite de l’achat par Ankara de systèmes de défense antiaérienne russes S-400, qui pour Washington menaçaient les capacités de défense de l’Otan.
Basée à Ankara, la société SSTEK qui fait partie de la Presidency of Defense Industries (SSB) – chargée de diriger le secteur de la défense du pays – versera 750 000 dollars (un dollar = 0,82 euros) à la firme juridique Arnold & Porter afin d’obtenir des conseils stratégiques afin de réintégrer le programme de F-35, nouer des liens avec les parties prenantes et les partenaires commerciaux américains du programme.
Arnold & Porter s'est également engagée à «surveiller en permanence les contrôles à l'exportation et les sanctions commerciales qui pourraient y correspondre, et à expliquer lesdites sanctions», a affirmé la société dans un communiqué, à la suite du contrat, entré en vigueur le 1 er février, et qui durera six mois.
En décembre dernier, les États-Unis avaient interdit l'attribution de tout nouveau permis d'exportation d'armes à l'agence gouvernementale turque en charge des achats d'armement, en raison de sa coopération avec Rosoboronexport, le principal organisme russe d’exportation d’armes.
Début février, l'attaché de presse du Pentagone, John Kirby, a clairement indiqué que les États-Unis ne lèveraient pas l'interdiction des F-35 visant la Turquie. «Nous exhortons la Turquie à ne pas conserver le système S-400», a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse.
L’exclusion de la Turquie du programme d’avions de combat américains du célèbre constructeur Lockheed Martin a entraîné une perte estimée à 12 milliards de dollars pour les entreprises de défense turques, alors que certaines d’entre elles continueront à fournir des pièces de F-35 à Lockheed Martin jusqu'en 2022, en raison d'accords toujours en cours.
«Bien que nous ayons payé d’importantes sommes pour acquérir les F-35, ceux-ci ne nous ont toujours pas été remis», a déclaré le président turc Recep Tayyip Erdogan le 15 janvier. «C'est une grave faute que les États-Unis ont commise envers nous en tant qu’alliés de l'OTAN.»
Les analystes ont déclaré que le contrat conclu avec Arnold & Porter pourrait aggraver la perception qu’ont les États-Unis du gouvernement turc, estimant que les efforts de lobbying pourraient peser négativement sur un Congrès américain déjà irrité.
Gonul Tol, directrice du programme consacré à la Turquie au Middle East Institute basé à Washington, affirme que la position américaine sur le S-400 est claire et que réintégrer la Turquie dans le programme du F-35 est problématique.
«La loi d'autorisation de la défense nationale permet au président américain de lever les sanctions imposées à la Turquie pour son achat du S-400 si cette dernière retire le système de son territoire», assure-t-elle à Arab News. «Toute autre solution sera accueillie avec scepticisme à Washington. Lockheed Martin a trouvé d'autres pays pour remplacer la Turquie dans la chaîne d'approvisionnement. Si Washington décide d'une manière ou d'une autre de réintroduire la Turquie dans le programme, cela sera probablement considéré comme un nouveau départ.»
Karol Wasilewski, analyste au Polish Institute of International Affairs basé à Varsovie, doute également de la stratégie turque. «Le recrutement de la société Arnold & Porter sera très probablement inefficace, car les Américains – même sous la présidence de Donald Trump – ont été assez clairs sur deux points: le S-400 constitue non seulement un problème politique, mais aussi une menace technique. Pour les États-Unis, le système de défense S-400 sur le sol turc est une ligne rouge», explique-t-il à Arab News.
«Il semble que les Turcs n’ont pas encore pleinement pris conscience de la gravité de la situation et croient toujours que des demi-mesures suffiront. La Turquie veut le beurre et l’argent du beurre, et je doute que cela fonctionne avec la nouvelle équipe américaine, qui est composée de spécialistes ayant une très bonne connaissance de la Turquie», ajoute l’analyste.
La Turquie a récemment proposé une ouverture diplomatique, affirmant être ouverte a une négociation sur un modèle semblable à celui en vigueur pour les S-300 présents sur l’île de Crète, en Grèce, pour réintégrer le programme du F-35, tout en conservant le S-400, mais en s’engageant à ne pas l’utiliser «tout le temps». Elle le garderait en position inactivée sur un territoire non turc agréé par les deux parties, et ne l'utiliserait qu’en cas de «menace imminente».
Pour Wasilewski, le compromis proposé par la Turquie sera insuffisant pour sortir de l'impasse diplomatique et militaire existante. Il estime que «le problème est que les deux parties semblent comprendre le compromis de manière différente. Les Turcs suggèrent qu'ils peuvent utiliser le S-400 de temps en temps, les États-Unis sont eux assez clairs: le S-400 et le F-35 ne peuvent pas cohabiter sur le sol turc. Le prétexte fallacieux avancé par les cercles pro-gouvernementaux, selon lequel le S-400 était moins cher que les Patriot américains, ne tient pas».
L’analyste ajoute que le coût de l'acquisition du S-400 devrait être envisagé dans un contexte plus large. «Le S-400 a coûté 2,5 milliards de dollars à la Turquie, auquel il faut ajouter les conséquences de l’exclusion de la Turquie du programme de F-35. Cela inclut les bénéfices des entreprises turques concernées par le projet, les problèmes de coopération de défense avec les États-Unis, de même que la crédibilité de la Turquie aux yeux de ses alliés occidentaux.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur arabnews.com