Avec son dernier livre Souviens-toi qui tu es, la romancière marocaine Bahaa Trabelsi explore la résilience d’une femme, Safia, en lutte avec le monde qui l'entoure, les hommes, sa famille et son passé. Une parabole sur la condition féminine, entre découverte du désir, espoir, deuil et renaissance, avec de nombreuses références à la littérature francophone.
Vous comparez votre héroïne Safia à un chat qui a plusieurs vies et retombe toujours sur ses pattes. Cette capacité à rebondir pour exister, c'est quelque chose qui caractérise les femmes ?
Les femmes possèdent plus souvent cette capacité à rebondir et à se réinventer que les hommes. Certainement parce qu’elles ont plus de défis à relever à la fois en tant que mères, compagnes et membres actifs de la société. Plus prosaïquement, on peut dire aussi qu’elles sont polyvalentes et qu’elles ne rechignent pas à multiplier les activités. Cette endurance et cette persévérance démontrent leur capacité à se réinventer, même après des coups durs.
Safia finit par partager sa vie avec un garçon qu'elle a connu à l'école.
Une manière de dire que le passé peut toujours refaire surface ?
Le passé, le présent et le futur sont toujours là, simultanément, tout au long d’une vie, dans des cycles qui ne cessent de se renouveler et de se nourrir les uns les autres. L’ami d’enfance, celui qui a tant de choses en commun avec Safia, la lecture, l’imaginaire, la vision du monde, l’a accompagnée toute sa vie dans son inconscient. Il était là, tapi dans un coin de sa mémoire.
Vous citez plusieurs auteurs francophones dans votre livre. Quels sont ceux qui vous influencent ?
Il y en a tant ! Tous les livres laissent des traces. Je me suis découvert une âme d’aventurière quand j’étais enfant en lisant Le Club des cinq ou Le Clan des sept. Je me suis sentie forte avec Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, j’ai plongé dans la sensualité avec les Claudine et L’Ingénue libertine de Colette. J’ai appréhendé une réalité dure et inconnue avec Zola et sa série de romans les Rougon-Macquart. J’ai aimé Maupassant et ses romans à la fois poétiques et crus, et Vipère au poing de Bazin, m’a donné la rage et la haine de Folcoche, cette mère monstrueuse. J’ai adoré Jules Verne et Barjavel, des écrivains profondément visionnaires. Les particules élémentaires, le roman de Houellebecq m’a renvoyé à mes parents, des gens de gauche bien-pensants. Les philosophes m’ont également fait réfléchir : Diderot, Montesquieu, Rousseau ou encore Foucault et Sartre ont aiguisé mon sens critique.
Et la poésie ?
C’est le summum de la littérature, la cerise sur le gâteau, l’art et le substrat, l’émotion à l’état pur. La première fois que j’ai lu de la poésie, j’ai été éblouie, j’ai tout appris par cœur. C’est une autre dimension, la sublimation, les mots du firmament, libres, brillants, inaccessibles, les étoiles et les mystères du cosmos. Ils ne peuvent être inspirés que par le divin. Ils vous émeuvent, vous envahissent, vous bouleversent. Les poèmes ont une musique, un rythme, ce sont des mélodies de l’âme. J’en ai appris beaucoup et je ne les ai pas oubliés. L’un de mes préférés reste Le Lac de Lamartine et Les Fleurs du mal de Baudelaire a été mon livre de chevet quand j’étais adolescente, une poésie subversive et rebelle. Et puis, il y a Rimbaud et Ma Bohème, Aragon et Les Yeux d’Elsa, Apollinaire et Le Pont Mirabeau, Éluard et Capitale de la douleur, Aimé Césaire et le mouvement de la négritude…
Des livres que vous n’aimez pas ?
Disons plutôt des livres que j’ai à la fois aimés et détestés. La Princesse de Clèves, par exemple, est un chef-d’œuvre antiféministe ! Je pense à la scène de l’aveu inscrite dans la tragédie, le lyrisme, le religieux exaltant la vertu et l’héroïsme de la femme vertueuse. Je hais ce personnage à l’opposé de la liberté, cette même liberté qui est le fil conducteur de mon travail. Je peux citer aussi Voyage au bout de la nuit de Céline avec son cynisme brillant, le mal-être qu’il procure, cette description géniale du vide de l’existence et cet effet miroir qui vous prend à la gorge, alors que tout votre être aspire au bonheur. Bardamu est un personnage qui pue la misère humaine et s’y identifier est à la fois douloureux et jubilatoire. Je n’oublie pas non plus Candide de Voltaire. Dans le château de Thunder-ten-tronckh, Pangloss, le maître de Candide, lui enseigne que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Et lui, naïf, le croit, avant de se faire chasser pour un baiser donné à sa cousine Cunégonde. Je trouve ce livre génial. À la fois fable et conte philosophique, il dénonce la naïveté, la société et l’absurde.
Pourquoi écrivez-vous en français ?
J’ai fréquenté l’école française dès mon plus jeune âge, et j’aime cette langue qui incarne pour moi les libertés, l’esprit critique, la réflexion et le rêve. Eh oui, je rêve en français !
Est-ce que le confinement a eu un impact sur votre travail ?
Il m’arrive souvent de me confiner pour écrire, de me couper du monde. L’isolement est un moyen de me retrouver, de me rappeler qui je suis. Ma vie spirituelle est importante, elle me permet d’avancer. Et je ne m’ennuie jamais : je lis, j’écris, je médite, je regarde des films et des séries, je cuisine aussi – j’adore ça ! Avec cette pandémie, je suis plus que jamais convaincue que la course folle à la consommation, la compétition, et ce jeu insensé auquel participent les hommes et les nations sont inutiles. Il faut revenir aux fondamentaux, à la solidarité, à l’amour. Ce sont les sources d’inspiration de mon prochain roman.
Justement, quel en sera le sujet ?
La spiritualité et le monde de l’invisible. Le personnage principal est une jeune femme, cartésienne et dynamique, qui ne croit qu’en ce qu’elle voit. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve brutalement immergée dans le monde de l’irrationnel et du mysticisme.
Bahaa Trabelsi, Souviens-toi qui tu es, éditions La Croisée des chemins.