LONDRES : Meta, le mastodonte du numérique, vient d'annoncer une nouvelle politique de modération. L'entreprise s'apprête à supprimer les publications employant le terme « sioniste » pour désigner les Juifs ou les Israéliens, plutôt que les seuls partisans de l'idéologie politique. Cette mesure vise à endiguer la vague d'antisémitisme qui déferle sur ses plateformes.
La société mère de Facebook et Instagram avait précédemment déclaré qu’elle lèverait son interdiction générale du terme le plus modéré sur toutes ses plateformes – « shaheed », ou « martyr » en français – après qu’un examen d’un an par son conseil de surveillance ait jugé cette approche « trop large ».
TikTok, X et Telegram se sont également engagés à intensifier leurs efforts contre les discours haineux et la désinformation liés à la guerre à Gaza.
Cependant, ces initiatives, censées assainir l’environnement en ligne, se révèlent souvent insuffisantes, voire contreproductives.
Nadim Nashif, directeur de l’ONG 7amleh, déclare à Arab News : « Les plateformes ont échoué à éviter la censure et à freiner les discours haineux sur le conflit à Gaza. La suppression de contenus a entravé la documentation des violations des droits humains sur le terrain. »
Nashif affirme que les discours haineux et l'incitation à la violence restent « généralisés », en particulier sur les plateformes Meta et X, où les contenus antisémites et islamophobes continuent « de se répandre largement ».
Depuis l'offensive du Hamas le 7 octobre, une déferlante de contenus liés au conflit a submergé les réseaux sociaux. Ces plateformes sont devenues une fenêtre essentielle sur les événements tragiques qui secouent la région. Elles se sont imposées comme une source cruciale d’informations en direct, permettant également de mettre en lumière les agissements des forces israéliennes.
On a reproché aux partisans du Hamas et aux sympathisants du gouvernement israélien la diffusion de contenus mensongers et incendiaires sur leurs profils respectifs.
En Bref
1,050
Suppressions et autres restrictions de contenus publiés sur Instagram et Facebook par des Palestiniens et leurs partisans, documentées par Human Rights Watch entre octobre et novembre 2023.
Malgré l’ampleur du phénomène, aucun géant du web – que ce soit Meta, YouTube, X, TikTok, ou encore les messageries comme Telegram – n’a présenté publiquement de stratégie concrète pour endiguer les propos haineux et les appels à la violence liés au conflit.
Ces plateformes demeurent ainsi submergées par un flot ininterrompu de propagande belliqueuse, de rhétorique déshumanisante, de propos génocidaires, d'incitations directes à la violence et de discours racistes. Paradoxalement, on observe des cas où ces mêmes réseaux censurent des contenus pro*palestiniens, bloquent des comptes et recourent parfois au shadow ban à l’encontre d’utilisateurs manifestant leur solidarité avec la population de Gaza.
Vendredi, l’autorité turque des communications a bloqué l’accès à Instagram. Les médias locaux ont rapporté que cette mesure faisait suite à la suppression par Instagram de publications d’utilisateurs turcs exprimant leurs condoléances après le récent assassinat à Téhéran du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyé.
La veille, le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim avait accusé Meta de lâcheté après la suppression de son post Facebook sur l’assassinat de Haniyé. « Que ceci serve de message clair et sans équivoque à Meta : cessez cette démonstration de lâcheté », a écrit Anwar, qui a maintes fois condamné la guerre d’Israël à Gaza et ses actions en Cisjordanie occupée, sur sa page Facebook.
Parallèlement, des vidéos choquantes circulent sans entrave sur les réseaux. On y voit prétendument des soldats israéliens détruisant mosquées et habitations, profanant le Coran, maltraitant des prisonniers palestiniens les yeux bandés, les exhibant ligotés sur des capots de véhicules militaires, ou encore se réjouissant d’actes qualifiables de crimes de guerre. Ces images restent aisément consultables sur tous les appareils mobiles.
« Historiquement, les plateformes ont toujours eu du mal à modérer les contenus sur Israël et la Palestine », a déclaré Nashif. « Tout au long de la guerre à Gaza, et du génocide plausible en cours, cela n'a fait que s'aggraver. »
Dans un rapport cinglant intitulé Les Promesses en l’air de Meta, publié en décembre, Human Rights Watch fustige le géant des réseaux sociaux. L’ONG dénonce une « censure systématique en ligne » et une « mise en œuvre arbitraire et obscure des règles de modération ». Ces pratiques, selon le rapport, contribuent à étouffer les voix propalestiniennes et les défenseurs des droits humains en Palestine sur Instagram et Facebook.
L'étude va plus loin, accusant Meta de manquer à ses « obligations de vigilance en matière de droits de l'homme ». Elle pointe du doigt des engagements restés lettre morte depuis des années et censés mettre fin à des « politiques de répression disproportionnées ».
Jacob Mukherjee, responsable du programme de master en communication politique à Goldsmiths, Université de Londres, a déclaré à Arab News : « Je ne suis pas sûr que l’on puisse même vraiment parler d'efforts pour arrêter la censure. »
« La plateforme Meta s’était engagée à revoir ses pratiques – une promesse qui remonte à la flambée de violence israélo-palestinienne de 2021 et qui a été réitérée avant les événements du 7 octobre dernier. Pourtant, à y regarder de près, les changements de fond restent minimes. Certes, l’entreprise a dû se défendre face aux accusations de censure, mais ces réponses semblent relever davantage d’une opération de communication que d’une véritable remise en question. »
Entre octobre et novembre 2023, Human Rights Watch a documenté plus de 1 050 suppressions et autres restrictions de contenus publiés sur Instagram et Facebook par des Palestiniens et leurs partisans, y compris des contenus sur les violations des droits de l’homme.
Sur ces cas, 1 049 concernaient des contenus pacifiques en soutien à la Palestine qui ont été censurés ou indûment supprimés, tandis qu’un seul cas concernait la suppression d’un contenu en soutien à Israël.
Toutefois, la censure n’est que la partie émergée de l’iceberg.
L’observatoire de la violence en ligne de 7amleh, qui analyse en temps réel les contenus violents en hébreu et en arabe sur les réseaux sociaux, a recensé plus de 8,6 millions de publications problématiques depuis l’éclatement du conflit.
Selon Nashif, cette prolifération de contenus violents et préjudiciables, majoritairement en hébreu, s’explique en grande partie par le sous-investissement des plateformes dans leurs dispositifs de modération.
Ces publications, ciblant essentiellement les Palestiniens sur Facebook et Instagram, ont servi de pièces à conviction à l’Afrique du Sud dans son action contre Israël devant la Cour internationale de justice.
Meta n’est cependant pas le seul acteur mis en cause dans ce que les juristes sud-africains qualifient de premier génocide retransmis en direct sur smartphones, ordinateurs et télévisions.
X se trouve également dans la ligne de mire, critiqué tant par les sympathisants propalestiniens que pro-israéliens. On lui reproche de laisser proliférer des comptes notoirement connus pour propager de fausses informations et des images manipulées, contenus souvent relayés par des figures influentes du monde politique et médiatique.
« L’un des principaux problèmes des systèmes actuels de modération de contenu est le manque de transparence », a déclaré Nashif.
« Concernant l’IA, les géants du Web restent évasifs sur les modalités d’utilisation de ces technologies dans leur processus de modération. Leurs politiques, souvent nébuleuses, leur offrent une latitude considérable dans leurs actions. »
Mukherjee voit dans cette opacité un enjeu profondément politique. Selon lui, les plateformes sont contraintes de jongler entre les pressions politiques et « les attentes de leur base d'utilisateurs », cherchant un équilibre délicat.
« Ces algorithmes d'IA peuvent servir de bouclier aux véritables décideurs, les mettant à l'abri des critiques et de toute responsabilité. C’est là que réside le véritable danger », souligne-t-il.
« Ces plateformes sont des monopoles privés qui sont essentiellement responsables de la régulation d'une partie importante de la sphère publique politique. »
« En d'autres termes, elles contribuent à façonner et à réguler l’arène dans laquelle les conversations prennent place, où les gens se forgent une opinion et à partir de laquelle les politiciens ressentent la pression de l’opinion publique. Pourtant elles ne sont absolument pas tenues responsables. »
Malgré des cas avérés de censure de contenus propalestiniens, révélés notamment par Arab News en octobre, les géants du numérique avaient déjà signifié, bien avant l’embrasement à Gaza, que la suppression massive de contenus allait à l’encontre de leurs intérêts.
« Ne nous y trompons pas », analyse Mukherjee, « ces plateformes n’ont pas été conçues dans un souci d’intérêt général. Leur objectif n’est pas de former une population éclairée, capable de se forger une opinion éclairée à partir d'un large éventail de points de vue. »
« La réalité est que ces modèles économiques se développent sur la base d’une abondance de contenu, qu’il soit propalestinien ou autre. L’essentiel est qu’il capte l’attention et suscite l’interaction. Dans le jargon du secteur, on parle de contenu 'engageant'. Et qui dit engagement, dit données et, in fine, revenus. »
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com