LONDRES: Le drame historique bouleversant Al-Hashasheen (Les Assassins) sera certainement l’un des grands succès de la saison télévisuelle du ramadan.
Pour de nombreux jeunes spectateurs, l’histoire de l’ordre martial fondé par un chef religieux énigmatique dans l’Iran du XIe siècle est familière uniquement en raison du prisme déformant du jeu vidéo à succès Assassin’s Creed, désormais disponible pour la première fois dans une version de réalité virtuelle compatible avec les casques Meta Quest.
Al-Hashasheen, feuilleton dans lequel figurent Karim Abdel Aziz, Fathy Abdel Wahab et Nicolas Mouawad, présente une version un peu plus réaliste de l’histoire à un public plus large, alors que les familles de la région se réunissent pour regarder la télévision après l’iftar.
Cependant, ni la série télévisée ni la franchise de jeux vidéo ne rendent justice à la véritable histoire de la secte ismaélienne des Nizarites, les premiers «assassins», selon un uléma irano-britannique.
De nombreux mythes et légendes sur les Nizarites «sont enracinés dans l’ignorance imaginative des croisés et de leurs chroniqueurs occidentaux qui sont venus en Terre sainte et ont conquis Jérusalem en 1099», explique à Arab News Farhad Daftary, gouverneur et directeur émérite de l’Institut d’études ismaéliennes (IIS), basé à Londres.
Le mot «assassin», inventé par les croisés qui ont rencontré les Nizarites en Syrie, provient d’un malentendu étymologique.
«À l’époque, les Nizarites, qui étaient chiites, avaient des ennemis parmi les musulmans sunnites, qui les appelaient “hashshashin”, ce qui, au sens littéral, signifie “ceux qui consomment de l’opium”», affirme M. Daftary.
«Mais ce n’est pas dans ce sens que le terme a été appliqué aux ismaéliens nizarites de Syrie. Il s’agissait d’un terme injurieux qui désigne un peuple sans scrupules, un peuple sans statut social. Ce terme a été repris par les croisés et interprété littéralement.»
Dans les langues européennes des armées de croisés, «hashshashin» s’est transformé en «assassin», un mot qui était néanmoins associé à l’un des nombreux mythes qui concernaient le groupe, à savoir que leur chef utilisait l’opium pour droguer les jeunes hommes afin qu’ils deviennent des machines à tuer.
Pour comprendre la véritable histoire des assassins, précise M. Daftary, il est nécessaire de connaître un peu le paysage politique et religieux du XIe siècle.
À l’origine, il y a la division historique entre les musulmans sunnites et chiites, qui remonte à la mort du prophète Mahomet, en 632, et concerne la question de la succession. Les chiites estiment que le prophète Mahomet a désigné un successeur, son cousin et gendre Ali ben Abi Talib, tandis que les sunnites soutiennent qu’il ne l’a pas fait.
La situation s’est compliquée davantage après la mort du sixième imam chiite, Jafar al-Sadiq, en 765. À cette époque, les descendants d’Ali étaient devenus si nombreux que les chiites ne parvenaient pas à se mettre d’accord entre eux sur l’identité du chef légitime.
La scission qui s’en est suivie a donné naissance à deux groupes chiites principaux. Le plus important est le chiisme duodécimain, dont les membres croient que la ligne de succession légitime a pris fin avec la dissimulation, ou l’occultation, du douzième imam, Al-Mahdi, dont la réapparition est toujours attendue par ses adeptes.
L’autre groupe est celui des ismaéliens, dont le nom dérive de leur reconnaissance d’Ismaïl ben Jafar, le fils aîné de Jafar al-Sadiq, comme son successeur spirituel légitime.
Toutefois, même au sein des ismaéliens, une nouvelle scission a eu lieu, déclenchée par la mort, en 1094, du dix-huitième imam ismaélien, qui était également le huitième calife de l’Empire fatimide, basé au Caire.
«À sa mort, sa succession a été disputée par deux de ses fils, Nizar, qui était l’héritier désigné à l’origine, et son frère cadet, qui est en fait monté sur le trône fatimide», souligne M. Daftary. «C’est donc sur la base de ce conflit de succession que la communauté ismaélienne, auparavant unifiée, s’est divisée en deux factions, celle des Nizarites et celle des Mustaliens.»
C'est alors qu'intervient le personnage historique de Hassan ben Sabbah, un missionnaire qui travaillait pour les Fatimides en Iran.
À l’époque, une grande partie de l’Iran actuel était sous le contrôle des Turcs seldjoukides, et Hassan a commencé à préparer une révolution contre le régime sunnite impopulaire.
Ainsi, «Hassan, qui a défendu la cause de Nizar en Iran et rompu ses relations avec Le Caire et le régime fatimide, qui avait apporté son soutien au frère cadet de Nizar, a été le fondateur de l’État et de la communauté des ismaéliens nizarites.»
Il est vrai que Hassan a institué une politique d’assassinats, mais la caractérisation moderne des Nizarites comme étant les premiers terroristes est déplacée, soutient M. Daftary.
Hassan, qui s'est emparé de la forteresse d’Alamut, dans le nord montagneux de la Perse, et y a établi sa base en 1090, «était confronté à un adversaire militaire très puissant, les Seldjoukides. Il n’a pas pu les affronter au combat parce qu’il n’a pas réussi à constituer une armée pour rivaliser avec la leur».
Au lieu de cela, il entreprend de déstabiliser l’autorité seldjoukide décentralisée en s’attaquant aux principaux dirigeants, «localité par localité, émir par émir».
Cela ne fait toutefois pas des Nizarites les précurseurs des terroristes d’aujourd’hui, affirme M. Daftary. «Ils n’ont rien en commun avec les terroristes modernes. Leurs causes ne sont pas les mêmes, pas plus que leurs moyens, leurs motivations ou leurs pratiques.»
«Leurs assassinats étaient soigneusement sélectionnés et ciblés; il ne s’agissait pas d’actes de terreur, de meurtres d’innocents.»
En outre, «ils n’ont pas inventé l’assassinat, qui était pratiqué à l’époque par les Seldjoukides eux-mêmes ainsi que par les croisés. Cependant, des informations et des rumeurs très exagérées ont fait que presque tous les grands assassinats de la région leur ont été attribués».
En effet, les archives contemporaines conservées par les Nizarites montrent que, au cours des trente-quatre années du règne d’Hassan, moins de cinquante assassinats ont été perpétrés par le groupe.
La prise du château d'Alamut en 1090 est reconnue par les historiens comme le moment fondateur de l’État ismaélien nizarite. Cet État était constitué d’une série de forteresses disséminées à travers la Perse et le Levant. Il a résisté à tous les ennemis, des rivaux islamiques aux croisés chrétiens, pendant cent quatre-vingt-trois ans, mais a finalement été balayé par les Mongols vers l’an 1256.
C’est dans la région du Levant, au cours de la première décennie du XIIe siècle, que les croisés ont rencontré pour la première fois les Nizarites. Aujourd’hui, les ruines de la principale forteresse du groupe, le château de Masyaf, se dressent encore en bordure de la ville syrienne du même nom.
C’est là qu’a régné, entre 1162 et 1193, Rachid ad-Din Sinan, seigneur de l’État ismaélien nizarite, en Syrie, immortalisé par l’explorateur vénitien Marco Polo sous le nom de «Vieux de la Montagne».
Les écrits de Marco Polo reprennent et embellissent de nombreuses légendes sur les assassins, indique M. Daftary. Parmi ces dernières, l’existence supposée d’un «jardin secret du paradis, dans lequel le chef espiègle de ce groupe aurait donné du haschisch à ces assassins potentiels, qui se seraient retrouvés entourés de tous les plaisirs qui leur sont promis au paradis».
«Une fois suffisamment dépendants de ces plaisirs corporels, on leur donnait un poignard et on les envoyait tuer en leur disant: “Si tu réussis, tu retourneras dans le jardin du paradis, et si tu meurs, ton âme ira quand même au paradis.”»
Les croisés «n’arrivaient pas à comprendre pourquoi ces gens se sacrifiaient. Alors, pour trouver des explications qui fourniraient des raisons logiques à un type de comportement qui leur semblait irrationnel ou fou, ils ont commencé à inventer ces récits que nous ne trouvons d’ailleurs pas dans les sources musulmanes contemporaines, même si elles étaient peut-être encore plus hostiles aux ismaéliens que les croisés».
Aujourd’hui, le nombre d’ismaéliens nizarites dans le monde entier s’élève à environ 15 millions. Les communautés les plus importantes se trouvent en Afghanistan, au Pakistan, en Inde et en Syrie, mais aussi en Iran, en Afrique de l’Est, dans les Émirats arabes unis, en Amérique du Nord, au Royaume-Uni et dans plusieurs pays d’Europe.
Les ismaéliens nizarites modernes «détestent» la réputation déformée de leurs ancêtres, affirme M. Daftary, «parce que ce sont des gens pacifiques et progressistes».
L’actuel et quarante-neuvième imam des ismaéliens nizarites est le prince Aga Khan IV, qui a créé l’Institut d’études ismaéliennes (IIS) en 1977. L’IIS, qui possède la plus grande faculté d’études islamiques de toutes les institutions universitaires du Royaume-Uni, dispose de la plus importante collection du monde de textes nizarites originaux, dont la traduction en persan, en arabe et en anglais est disponible aux chercheurs.
M. Daftary a conclu en affirmant qu’il ne voulait nullement faire perdre à qui que ce soit le plaisir de regarder la série télévisée Al-Hashasheen pendant le ramadan.
«N’oubliez pas que la plupart de ces histoires venues d’Orient ont été racontées par des croisés, assis devant leur cheminée, après leur retour en Europe. Donc, tant qu’elles sont traitées comme des contes qui n’ont rien à voir avec l’histoire réelle de cette communauté et les pratiques de ce groupe, tout va bien.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com