PARIS: Ce sont 16 minutes de confusion, et le récit d'une immense incompréhension qui n'a laissé aucune chance au gendarme Arnaud Beltrame. Au procès des attentats de Trèbes et Carcassonne en 2018, la cour a diffusé mercredi l'enregistrement audio de la négociation avec l'assaillant du Super U.
Il est 14H13 ce 23 mars 2018 quand la cellule de négociation des gendarmes appelle, depuis la banlieue parisienne, le supermarché de Trèbes. Radouane Lakdim, 25 ans, y a déjà abattu deux personnes. Il vient de passer trois heures dans un minuscule local en tête-à-tête avec le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, qui a pris la place d'une caissière prise en otage.
Dans la salle d'audience, l'enregistrement démarre. On entend le téléphone sonner, une fois, deux fois, ça décroche: "Allô ?" "Oui, bonjour, Radouane ?" "Non, moi je suis le lieutenant-colonel Beltrame, je suis l'otage".
"Comment allez-vous ?". "Très bien, vous savez qui je suis, vous savez d'où je viens ?", demande Arnaud Beltrame d'une voix rapide.
Le négociateur confirme, demande si Radouane Lakdim accepte de parler. Ce dernier prend le téléphone. Il parle fort et vite, réclame la libération de Salah Abdeslam, seul membre encore en vie des commandos des attentats du 13 novembre 2015.
Il met au défi: "Vous serez capables ?"
Le négociateur gagne du temps: "Vous savez que ça ne se fait pas comme ça"... "C'est pas moi qui décide".
"Appelez les chefs, je suis là pour mourir", répond l'assaillant, prêt au "martyre".
Dans la salle d'audience, sur un banc du fond, Julie L., l'ex-otage qui doit sa vie à Arnaud Beltrame écoute, ses mains cachant son visage.
"Votre maman, elle est au courant de tout ça ?", enchaîne le négociateur sur l'enregistrement.
"Elle est pas d'accord avec moi ma mère, c'est une épreuve. Elle veut pas comprendre alors chacun sa tombe".
"Si vous faites ça vous allez la rendre triste votre maman", tente le négociateur.
C'est là que tout bascule.
Dans la salle d'audience, tout le monde sait aujourd'hui que c'est le moment où Arnaud Beltrame a crié "attaque, assaut, assaut". Mais "sur le coup", avec la "saturation" de la ligne, les gendarmes ne l'entendent pas, avait expliqué la veille le chef-négociateur à la barre. Ils pensent à des coups sur "une armoire métallique", que les cris sont ceux de l'assaillant qui "s'énerve".
"Sinon, on serait intervenu immédiatement".
«La suite»
Dans la salle d'audience où chacun sait ce qu'il doit entendre, les 10 minutes qui suivent, entrecoupées des râles d'Arnaud Beltrame qui vient probablement d'être blessé au cou à coups de couteau - que les négociateurs ne perçoivent pas comme tels non plus - paraissent alors incroyablement longues et pénibles.
Quand on sait ce qui va être dit, ce qu'il se passe, l'écoute est "biaisée", avait aussi prévenu le chef négociateur la veille, comme pour s'excuser de la suite de l'enregistrement.
"Radouane, vous m'entendez ?"
"J'entends du bruit dans la pièce, Arnaud, c'est vous ?"
"Arnaud ou Radouane, est-ce que vous m'entendez ?".
Toujours le silence, les râles.
Un son de voix étouffé quelques minutes plus tard: "assaut". Puis, à peine audible: "attaque".
A l'autre bout de la ligne, le négociateur s'adresse à Radouane Lakdim : "comment tu vois la suite, dans cinq minutes, 30 minutes, une heure, qu'est-ce qui va se passer ?"
Nouveaux râles.
"Arnaud c'est toi qui fais ces bruits ? Tu es blessé ? Arnaud, grogne un coup si c'est toi, un coup franc maintenant".
Toujours rien. Puis un énorme vacarme, des cris, des coups des feu: il est 14H27, les gendarmes viennent de donner l'assaut. Radouane Lakdim est abattu.
On devine dans l'enregistrement les gendarmes se précipitant vers Arnaud Beltrame. "Secours, secours vite, médic, médic, médic !"
"Tenez le coup mon colonel, respirez mon colonel, allez mon colonel ça va aller... on s'accroche mon colonel". Fin de l'enregistrement.
Arnaud Beltrame décèdera dans la nuit à l'hôpital. La veille, le chef négociateur avait reconnu que la séquence "avait duré trop longtemps".
Le président suspend l'audience. Sur son banc, l'ex-otage Julie L. reste prostrée, en larmes.