PARIS: La lutte contre la pandémie dans le monde en 2020 a restreint les libertés, fragilisé leurs défenseurs. Elle facilite la mutation de l'Etat de droit occidental vers un nouveau modèle moins permissif.
En Guinée, le gouvernement a interdit toute manifestation jusqu'à nouvel ordre en invoquant la lutte contre la Covid. Alpha Condé a été investi mardi président pour un troisième mandat en présence d'une dizaine de chefs d'Etats africains, après la répression de manifestations pro-démocratiques qui ont fait des dizaines de morts depuis fin 2019.
Au Nigeria, les violences policières ou militaires dans la foulée des mesures sanitaires ont fait plusieurs morts.
Pendant ce temps à Singapour des systèmes de traçage ont permis de suivre les citoyens de manière individualisée, sous prétexte de lutte anti-Covid.
La Bolivie a reporté ses élections générales de plusieurs mois, pour cause de pandémie. En France, les citoyens ont dû pendant des semaines remplir une attestation avant d'avoir le droit de sortir de chez eux.
Fin novembre « plus de la moitié des pays du monde (61%) avaient adopté des mesures de lutte anti-Covid inquiétantes du point de vue de la démocratie et des droits humains », selon l'ONG International Idea.
Pouvoirs supplémentaires
En avril déjà, Michelle Bachelet, Haut-commissaire aux droits de l'Homme de l'ONU, mettait en garde : vu « la nature exceptionnelle de la crise, il est clair que les Etats ont besoin de pouvoirs supplémentaires », mais « la situation d'urgence sanitaire risque de devenir une catastrophe des droits de l'Homme ».
L'ONG américaine Freedom House estime pour sa part que « les conditions démocratiques et les droits humains se sont détériorés dans 80 pays ». Elle dénonce les gouvernements qui en ont profité pour faire taire les critiques et démanteler les contre-pouvoirs, comme le Sri-Lanka, « illustration de la tendance générale », selon elle.
« Au cours des derniers mois le président (Gotabaya Rajapaksa) a consolidé son pouvoir. Profitant des mesures de riposte à la pandémie, mais aussi d'une modification constitutionnelle », a expliqué Bhavani Fonseka, avocat spécialisé dans les droits humains.
En Chine, les autorités ont adopté des mesures extrêmement coercitives, avec confinement strict de zones très larges, dépistage massif, surveillance par drones.
En Egypte, pays « bien connu pour ses pratiques autoritaires et le verrouillage de l'espace politique et civique, la pandémie a simplement offert au Président (Sissi, ndlr) une opportunité pour promulguer et appliquer des normes répressives qui consolident des pratiques déjà établies », dénonce la chercheuse Hafsa Halawa dans un rapport des think tanks américain Atlantic Council et italien Ispi.
Selon Reporters sans frontières, les violations de la liberté de la presse, favorisées par des lois d'exception, ont aussi fait florès. Quatorze journalistes arrêtés pour leur suivi de la pandémie étaient toujours derrière les barreaux mi-décembre en Asie (7 en Chine, 2 au Bangladesh, 1 en Birmanie), au Moyen-Orient (2 en Iran, 1 en Jordanie) et en Afrique (1 au Rwanda).
« Etat d'urgence permanent »
Mais l'impact sur les libertés ne se cantonne pas aux autocraties, régimes totalitaires ou illibéraux. Il se ressent aussi dans les démocraties libérales.
Les mesures anti-Covid y modifient progressivement l'Etat de droit.
Les pouvoirs d'urgence « peuvent subsister dans le cadre juridique national une fois que la situation d'urgence aura pris fin », a mis en garde le Parlement européen en novembre.
Le philosophe italien Giorgio Agamben décèle lui « les signes d'une expérimentation plus large, dans laquelle est en jeu un nouveau paradigme de gouvernement des hommes et des choses ».
Couvres-feux, interdiction de se réunir, commerces fermés. A Paris, Berlin, Londres, les citoyens habitués depuis des décennies à jouir de grandes libertés les voient restreintes, après de premières entailles, liées à la lutte anti-terroriste.
« Ce qui se passe aujourd'hui marque la fin de l'Etat de droit et des démocraties bourgeoises, qui d'ailleurs étaient déjà profondément transformées », juge Giorgio Agamben. Il estime dans le livre II de son « Homo Sacer » (Seuil) que « la création volontaire d'un état d'urgence permanent (même s'il n'est pas déclaré au sens technique) est devenue l'une des pratiques essentielles des Etats contemporains, y compris ceux que l'on appelle démocratiques ».
En France par exemple, avec l'état d'urgence sanitaire, « on a un processus assez analogue à l'état d'urgence en matière de sécurité », explique Laureline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à l’université Sorbone Nouvelle : les normes sont modifiées « de manière durable et pérennisée ».
« Les discours politiques tendent à nous assurer du caractère exceptionnel de l'Etat d'urgence. En revanche, le processus à l'œuvre est une modification du droit qui elle n'est pas provisoire », explique-t-elle.
« Mépris pour le droit »
De plus, les outils de contrôle ne remplissent pas toujours leur rôle.
Comme par exemple quand, le 26 mars, le Conseil constitutionnel français a décidé à propos d'une loi votée pour lutter contre la Covid, qu'il fallait s'affranchir du respect d'un article de la Constitution « compte tenu des circonstances particulières ».
« C'est inédit dans l'histoire de la Ve République », dénonce Fontaine.
« Nous nous sommes habitués à vivre sans la liberté » pense-t-elle. Face à la pandémie, « il y a une adhésion générale de principe à l'objectif poursuivi », « une forme de mépris pour le droit face à l'action », qui gagne du terrain depuis 20 ans.
Giorgio Agamben est encore plus pessimiste : « Il va sans dire que les gouvernements préparent un monde encore plus inhumain, encore plus injuste ».