PARIS: Le projet de futur char franco-allemand, programme-phare de la coopération de défense entre les deux pays, est miné par les rivalités industrielles et les intérêts divergents de Paris et de Berlin.
Les ministres de la Défense, Sébastien Lecornu et Boris Pistorius, doivent se retrouver jeudi à Evreux pour le relancer.
Qu'est-ce que le MGCS?
Le programme MGCS (acronyme anglais de Système de combat terrestre principal) a été lancé en 2017, en même temps que l'avion de combat futur (Scaf) et plusieurs projets de coopération de défense depuis abandonnés par Berlin, comme celui d'un futur avion de patrouille maritime.
Il vise à remplacer à partir de 2035 les chars Leclerc français et les Leopard 2 allemands.
Financé à parts égales entre Paris et Berlin et mené sous direction allemande, il est à l'origine conduit par KNDS, entité créée pour l'occasion entre le français Nexter et l'allemand KMW.
Où en est le projet?
L'irruption dans le programme en 2019 de Rheinmetall a déstabilisé l'édifice et les répartitions envisagées entre industriels.
Prolongée d'un an faute d'accord, une étude dite de définition et d'architecture s'est achevée au printemps.
Sur la base de cette étude, les états-majors des deux pays devaient établir une fiche d'expression commune de leurs besoins.
Dans un entretien au Monde mercredi, les deux ministres ont indiqué qu'à Evreux, ils "valideront politiquement les besoins opérationnels exprimés par les états-majors".
Cela est nécessaire pour lancer les études sur les différents blocs technologiques à développer (protection, canon, robotisation, etc.) et les répartir à 50/50 entre industriels français et allemands.
Pour rééquilibrer le rapport de force, Paris entend aussi proposer à Berlin d'inclure l'Italie.
Qu'est-ce qui bloque?
Alors que la guerre en Ukraine a remis en lumière le rôle du char de combat, l'Allemagne, forte du succès commercial de son Leopard 2, "ne cherche pas de concept en rupture", juge Marc Chassillan, consultant spécialiste de l'armement terrestre.
A l'inverse, l'armée française a une "vision qui n'est pas véritablement un char au sens conventionnel du terme, avec une injection massive de robotique, de connectivité et un système multiplateformes" où le char "habité" serait accompagné de véhicules autonomes, explique-t-il à l'AFP.
Paris veut également un char "capable d'accomplir d'autres missions que le combat frontal. Il ne doit donc pas être trop lourd", selon le chef d'état-major de l'armée de Terre Pierre Schill.
Pour les industriels, cela a des incidences sur le blindage, la puissance de feu, Nexter proposant un canon de 140 mm, Rheinmetall un de 130 mm.
Ce blocage a fini par être contourné par les deux industriels qui prévoient de créer des structures ad hoc sans chef de file désigné pour avancer sur les points technologiques litigieux (protection, munitions, mobilité automatisée...)
Un autre projet est venu jeter le trouble: la participation d'un consortium regroupant KMW, Rheinmetall, le suédois Saab (Suède) ou encore l'italien Leonardo, mais pas Nexter, pour décrocher un financement du Fonds européen de défense de 20 millions d'euros afin de développer les technologies d'un futur char (Future Main Battle Tank ou FMBT).
Ce projet, mené par des industriels et non les Etats, n'est "pas une alternative au MGCS", a répété au Monde Boris Pistorius.
Des intérêts irréconciliables?
Sur le MGCS, "il n'est pas de l'intérêt de l'industrie allemande de coopérer avec la France", qui "n'amène pas de marché, pas de technologies en dehors du combat collaboratif", la mise en réseau des soldats et des équipements, assène Marc Chassillan.
Paris a besoin pour 2035 d'un remplaçant pour le Leclerc, modernisé "a minima", quand l'Allemagne n'a jamais cessé d'investir dans le Leopard 2. Avec la guerre en Ukraine, elle engrange les commandes et marques d'intérêts (près de 650) et prépare le Leopard 2-AX, "une sorte de super-Leopard qui prendra le relais commercial après 2030", rappelle-t-il.
"Avec le Leopard 2, nous avons un appareil éprouvé, il faut continuer à le développer et investir. Gain de temps, d'argent et de nerfs. Et nous savons ce que nous avons!", a résumé sur X le rapporteur socialiste du budget de la Défense au Bundestag, Andreas Schwarz.
Pour Elie Tenenbaum, de l'Institut français des Relations Internationales (IFRI), les problèmes du MGCS étaient "prévisibles et représentatifs d'une divergence de vision stratégique aggravée par des tensions industrielles fortes que seule l'énergie politique avait permis de masquer".
L'Allemagne a selon lui, fait le choix "d'être la cheville ouvrière du pilier européen de l'Otan. Elle promeut notamment le projet de défense anti-aérienne "Euro Sky Shield", rassemblant une vingtaine de pays européens, et auquel Paris s'oppose.
"La trajectoire allemande c'est d'avoir une clientèle de petites nations européennes. La France n'a pas la place dans cette trajectoire", selon lui.
Les deux ministres se disent eux "déterminés" à poursuivre le projet.