KIEV: Le train de nuit quitte Kiev pour Oujgorod, dans l'ouest de l'Ukraine. Dans la voiture 5, Anastassia est rassurée. Avec ses filles de 7 et 10 ans, elles seront sans aucun homme dans leur compartiment.
C'est une nouveauté pour la compagnie ukrainienne de chemins de fer Ukrzaliznytsia. Elle a mis en service vendredi les premiers compartiments réservés aux femmes dans des trains de nuit, pour renforcer la sécurité des passagères.
"J'ai choisi cette option parce que je voyage seule avec mes deux filles pour la première fois", sans son mari, explique Anastassia.
"J'étais un peu anxieuse, mais j'ai vu qu'il était possible de prendre des billets dans le compartiment réservé aux femmes, alors j'en ai immédiatement acheté", poursuit la psychologue.
Pour elle, il s'agit à la fois d'une question de sécurité et de confort. "Vous pouvez vous changer, dormir la nuit. C'est un espace fermé et il n'est pas très agréable de s'y trouver avec des hommes".
L'expérimentation concerne pour l'instant quatre trains de nuit, dont deux au départ de la capitale.
Elle a été annoncée à la suite d'une pétition électronique qui a recueilli plus de 25.000 signatures depuis sa publication mi-mai sur le site du gouvernement.
Le texte demandait de réserver aux femmes "au moins un wagon" dans tous les trains dont les itinéraires dépassent six heures, évoquant notamment des cas "non isolés" de "harcèlement" et "touchers délibérés", voire de "viols dans des wagons".
«Nos intérêts ne coïncident pas»
Depuis le début de l'invasion russe, le rail ukrainien joue un rôle vital dans l’évacuation des civils, le transport des troupes et des marchandises.
Ce réseau, l’un des plus importants d’Europe avec plus de 20.000 km de voies, a toujours été très prisé. Désormais, de nombreuses femmes voyagent souvent seules à travers le pays, les hommes restant majoritairement au front.
Fiable et très bon marché, le rail était plus populaire avant la guerre que le transport aérien intérieur – interrompu depuis le début du conflit - plus cher et aux infrastructures insuffisantes.
Avec la route, le train est aujourd’hui le seul moyen d’entrer ou de sortir du pays.
Pour l'heure, les Russes n’ont quasiment pas ciblé les voies de chemin de fer ukrainiennes, à l’exception d’une frappe sur la gare de Kramatorsk (est) en avril 2022, qui avait fait 61 morts et plus de 160 blessés.
Dans le train pour Oujgorod, trois compartiments non-mixtes sont regroupés dans une seule voiture, mais à côté d'autres où se trouvent des hommes. Olena Vyacheslavivna, 60 ans, dit que c'est une "très bonne chose" de pouvoir choisir.
"Les hommes sont très gentils, mais parfois nos intérêts ne coïncident pas", estime-t-elle, précisant que c'est sa fille qui lui avait pris son billet.
"Dès la première minute, j'ai senti que j'avais de très bonnes voisines et que ce serait un plaisir de voyager. Je suis donc très heureuse d'être ici", dit-elle.
Ségrégation
Tatiana, 26 ans, se sent aussi "plus à l'aise parmi les femmes. C'est encore plus vrai lorsque je voyage seule. De cette façon, je suis sûre que personne ne me harcèlera. Je me sens vraiment plus à l'aise, même moralement", explique-t-elle.
Oxana, 22 ans, juge l'expérimentation positive mais aurait préféré qu'un wagon soit entièrement réservé aux femmes, avec une vraie séparation, et non quelques compartiments au milieu d'autres, "pour éviter que les hommes ne passent constamment" devant ceux des femmes.
Elle relève cependant qu'une présence masculine peut parfois être utile dans certaines situations.
"J'ai vu des hommes ivres pendant un trajet entrer (dans le compartiment). Alors un autre homme dans le compartiment voisin peut s'approcher et dire quelque chose", explique-t-elle.
En fonction de son succès, le principe des places réservées aux femmes pourrait être élargie, selon la compagnie Ukrzaliznytsia, qui avait déjà tenté d'introduire l'idée en 2010 avant d'y renoncer faute de demande.
Elle a aussi annoncé d'autres mesures comme des patrouilles armées plus fréquentes dans les trains, des caméras de surveillance dans les wagons, et l'installation de boutons d'urgence dans les compartiments et d'alarmes sur leurs portes.
La pétition réclamant des compartiments réservés a provoqué de vives discussions sur les réseaux sociaux. De nombreuses femmes se sont prononcées pour, mais certains hommes ont dénoncé une forme de "ségrégation" ou se sont plaints d'être considérés par défaut comme des agresseurs potentiels.
Sur le quai de la gare de Kiev, Andriï vient d'accompagner sa mère, sa femme et leur fille qui partent dans un autre train.
Interrogé sur l'expérimentation, il juge l'idée "positive" mais plaide pour qu'il y ait aussi des compartiments réservés uniquement aux hommes.
"Comme ça on pourrait jouer aux échecs", plaisante-t-il.