DÉNEIA, Chypre : Au milieu des épis de blé, dans la zone tampon divisant Chypre, Christodoulos Christodoulou n'en revient pas: plus une trace de rongeurs, alors qu'il y a dix ans, ils menaçaient ses cultures. Tout cela grâce aux chouettes effraies, devenues les meilleures amies des agriculteurs chypriotes.
«Notre village était plein de rats et de souris, ils mangeaient nos plantations, grignotaient nos pneus», se souvient l'agriculteur, à Déneia, dans l'ouest de Chypre. «Puis nous avons installé ces boîtes pour les chouettes.»
Cloutées à environ trois mètres du sol sur le tronc des arbres, cinquante boîtes en bois clair, avec un petit rond en guise d'entrée, ont ainsi fait leur apparition dans ce village, l'un des rares encore habités de la zone tampon démilitarisée qui balafre Chypre depuis 1974.
Projet pilote d'une initiative menée depuis dix ans par l'ONG BirdLife Cyprus et le gouvernement chypriote grec, Déneia accueille désormais entre 20 et 50 chouettes effraies et leurs poussins.
Ces rapaces, d'une trentaine de centimètres, sont reconnaissables à leur masque en forme de coeur, leur plumage laiteux mais aussi leur appétit monstre: ils dévorent chacun jusqu'à 5.000 rats et souris par an.
Ces derniers prolifèrent dans le no man's land en l'absence d'activité humaine, saccageant les cultures d'agriculteurs qui ont longtemps répliqué avec du raticide très nocif pour l'environnement et la santé.
Certains, explique un responsable gouvernemental, utilisaient même des produits interdits dans l'Union européenne, introduits illégalement depuis la partie nord de Chypre, occupée par la Turquie.
L'objectif de la réintroduction des chouettes effraies est donc double, explique Martin Hellicar, directeur de BirdLife Cyprus: inciter les agriculteurs à délaisser les raticides tout en relançant la population des chouettes effraies à Chypre, en baisse partout en Europe.
«Les chouettes sont un miracle!», s'exclame M. Christodoulos. Elles ont eu un effet «radical» contre les rongeurs, assure-t-il.
Lui qui arrosait ses champs de puissant raticide, peut désormais pratiquer une agriculture biologique, comme les autres cultivateurs de Déneia.
Aujourd'hui, grâce aux chouettes, «pour trouver un rongeur ici, il faut fouiller une semaine», se félicite le maire, Christakis Panayiotou.
Pour M. Hellicar, dont l'ONG compte 1.300 boîtes à Chypre, le succès tient au fait que «les agriculteurs s'attachent aux chouettes effraies et se reconnectent à la nature.»
- Empoisonnement -
Plus à l'ouest, dans ce même corridor démilitarisé, d'autres boîtes ont fait leur apparition, en coopération avec les Nations unies. Mais là, personne pour écouter les hululements des chouettes: les villages ont été abandonnés après l'invasion du nord de Chypre par la Turquie, en réaction à un coup d'Etat de nationalistes chypriotes grecs.
Non loin des miradors, sous l'oeil attentif de représentants de l'ONU, un garde forestier équipé de gants sort deux poussins d'une boîte.
Les petits clignent des yeux, éblouis par la lumière du jour. D'un geste expert, Nikos Kassinis leur attache une bague d'identification.
Chaque année, les autorités récupèrent les corps d'une vingtaine de chouettes. Verdict à l'autopsie: empoisonnement secondaire au raticide.
«Leur capacité de vol est affectée et elles sont percutées par les voitures», ce qui, souligne-t-il, ne risque pas d'arriver dans la zone tampon.
- «Unique» -
«Les espèces y prospèrent loin de l'Homme. Le jour où une solution au conflit sera trouvée, il faudra transformer ce lieu en parc naturel», plaide M. Hellicar.
Le no man's land est un environnement «exceptionnel», remarque la scientifique Iris Charalambidou. Un «espace très vaste non-fragmenté», «unique» sur l'île marquée par un développement immobilier effréné.
Avec l'autorisation de l'ONU, la Chypriote grecque vient parfois accompagnée de son collègue chypriote turc, Salih Gucel.
«Pouvoir travailler ensemble» et observer les chouettes effraies dans la zone tampon qui sépare leurs deux communautés «est précieux».
«Car aucun oiseau ne respectera jamais les frontières tracées par l'homme», rappelle-t-elle.