DOMONI : Par beau temps depuis ce coin du bout des Comores, on voit Mayotte, de l'autre côté d'un bras de l'océan Indien. L'île française, ses écoles et ses hôpitaux: un graal fantasmé que des milliers de Comoriens tentent d'atteindre, chaque année, au péril de leur vie.
A l'ombre des badamiers, des hommes devisent en faisant ricocher les graines d'un jeu traditionnel de bao. Domoni, sur l'île comorienne d'Anjouan, la plus proche de Mayotte, compte 17 000 habitants et de nombreuses échoppes de pêche qui vivotent.
Ici, les pêcheurs fabriquent eux-mêmes leurs embarcations de bois, les kwassa kwassa. Vers la plage, l'odeur de résine se mêle au parfum de l'air chargé d'iode. Parfois ces barques artisanales chavirent. Non pas surchargées de poissons mais d'hommes et de familles, en quête d'une vie meilleure, et qui ont tenté l'hasardeuse traversée vers le 101e département français.
Nombre d'entre eux ont disparu dans ces 70 km de mer séparant les deux pays. Sans doute des milliers, personne ne sait combien exactement, pas de chiffre officiel.
La France a intensifié ces dernières années la lutte contre cette immigration clandestine. Une opération contestée, baptisée "Wuambushu" (reprise, en mahorais), est en cours à Mayotte pour déloger les sans-papiers, en grande majorité comoriens, des bidonvilles.
«Pêcheur-passeur»
Se faisant appeler Abdou Ahmadi, un jeune homme de 27 ans, assis sur une plage jonchée d'ordures, raconte exercer le métier de "pêcheur-passeur".
"Je transporte jusqu'à 8 personnes par mois mais uniquement des malades. Je le fais pour Dieu", dit-il à l'AFP. Et pour les 100 euros par personne pour la traversée. A peu près le salaire moyen mensuel dans ce pays où près de la moitié des 900 000 Comoriens vivent sous le seuil de pauvreté.
Sur les hauteurs de la ville, la voix du muezzin appelant les fidèles à la prière s'élève de la mosquée. Le pays est en quasi totalité musulman.
"Quand je n'ai pas de malades, je m'occupe de mes poissons. Mais la pêche ne me fait pas vivre", raconte Abdou Ahmadi.
Lui ne veut pas quitter Domoni. "Être un sans-papier? Je préfère rester ici", lance-t-il. "La situation à Mayotte est terrible, la délinquance trop forte".
Cette terre dont tant de Comoriens rêvent est le département le plus pauvre de France, rongé par l'insécurité et une délinquance qui explosent.
Soula a la cinquantaine passée. Il sent l'encens et ses yeux sont enduits de khôl. Il ne donne pas son nom, c'est un ancien passeur. Il a rangé son kwassa après avoir passé trois ans derrière les barreaux. Aujourd'hui, il est chauffeur de taxi.
"Je connaissais la mer comme ma poche", se vante-t-il. "Je n'ai jamais perdu quelqu'un en mer. Mais je me suis fait prendre par la police", dit-il.
«Tellement de morts»
Certains de ces bateaux qui partent la nuit se retournent au bout de quelques mètres. Il faut parfois attendre plusieurs jours une mer clémente. Les candidats à la dangereuse traversée passent alors quelques nuits chez leur passeur, dans des conditions spartiates.
Juste en face de la plage, une petite maison beige en dur. Dans le salon, un pot de fleurs sur une table n'arrive pas à égayer les lieux.
Rafouzoiti Dhoimir, 52 ans, est une refoulée. Trois fois elle a fait la traversée, trois fois elle a été renvoyée. Ses trois enfants sont restés à Mayotte. Elle ne les a pas revus depuis 15 ans.
"Wuambushu, je prie Dieu pour que ça s'arrête", murmure-t-elle. Ses enfants vivent dans des "bangas", ces cabanes en tôles des bidonvilles de Mayotte.
La petite femme est tout en nœuds, nerveuse. Elle tortille ses doigts: "Je ne dors plus, j'ai peur". Elle n'ose pas non plus braver à nouveau la mer, "il y a eu tellement de morts".
Mayotte devenue française en 2011 est toujours considérée comorienne dans l'archipel. Mais pour Rafouzoiti Dhoimir, il faut couper le cordon: "Qu'ils n'expulsent plus personne et que nous ne rêvions plus d'aller là-bas".