ANKARA: L'annonce récente par les États-Unis d’imposer des contrôles à l'exportation à plusieurs entreprises turques accusées de travailler avec la Russie a suscité un débat sur l'efficacité de ces sanctions et sur la question de savoir si Ankara, à l'approche des élections, devrait réagir d'une manière ou d'une autre pour protéger ses relations commerciales croissantes avec Moscou.
C'est la première fois que Washington impose des sanctions à l’encontre des entreprises turques pour avoir prétendument aidé la Russie à échapper aux sanctions. L'année dernière, la branche turque d'une société russe, appelée MMK, qui possédait deux installations sidérurgiques, a été sanctionnée par les États-Unis.
Le ministère américain du Commerce a déclaré mercredi qu'il avait imposé de nouveaux contrôles à l'exportation à 28 sociétés basées en Chine, en Turquie et dans d'autres pays pour avoir fourni aux industries militaires et de défense russes des articles d'origine américaine, en violation, selon lui, du régime de sanctions américain.
Parmi les entreprises sanctionnées figure Azu International, une société d'électronique basée en Turquie qui a été créée en mars 2022, peu après l'invasion de l'Ukraine, et qui aurait expédié à la Russie des technologies électroniques d'origine étrangère, notamment des puces électroniques.
Dexias Turkiye, une société basée en Turquie et dirigée par Alim Khazishmelovich Firov, figure également sur la liste des entreprises concernée par la décision américaine. Cette société aurait acheté des composants électroniques d'origine américaine en tant qu'intermédiaire pour Radioavtomatika, une société russe d'approvisionnement en matériel de défense.
Depuis février 2022, plus de 400 entités ont été ajoutées à la liste qui vise à restreindre «la capacité de la Russie à entretenir, réparer et réapprovisionner son armement», a indiqué le ministère américain du Commerce en février.
«Alors que le Kremlin cherche à contourner les sanctions multilatérales étendues et les contrôles à l'exportation imposés à la Russie pour sa guerre contre l'Ukraine, les États-Unis et leurs alliés et partenaires continueront à démanteler les systèmes d'évasion qui soutiennent Poutine sur le champ de bataille», a averti Brian E. Nelson, sous-secrétaire d'État au Trésor chargé du terrorisme et du renseignement financier.
«Les mesures d'aujourd'hui soulignent notre détermination à mettre en œuvre l'engagement du G7 d'imposer des coûts sévères aux acteurs des pays tiers qui soutiennent la guerre de la Russie», a-t-il ajouté.
Cette décision coïncide également avec la dernière déclaration de James O'Brien, chef du bureau de coordination des sanctions du département d'État américain, qui a averti que la Turquie s'était engagée à interdire la réexportation de marchandises occidentales sanctionnées pour contribuer aux efforts de guerre de la Russie.
Soner Cagaptay, directeur du programme de recherche sur la Turquie à l'Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient, croit que ce n'est qu'un début et que des mesures américaines plus sévères à l'encontre des entreprises turques pourraient suivre.
«Dans la période à venir, les sanctions américaines cibleront encore plus durement plusieurs entreprises qui font des affaires avec la Russie», a-t-il affirmé à Arab News.
«Il s'agit de la politique de l'administration Biden avant les élections américaines, qui vise à obtenir une victoire en matière de politique étrangère et qui exige que ces sanctions soient réellement efficaces», a-t-il signalé.
«Jusqu'à présent, le gouvernement américain a suivi la voie de la conformité en passant par les entreprises. Peut-être que cette dernière mesure vient doubler ces efforts», a ajouté Cagaptay.
Conformément à cet avertissement, le gouvernement turc a récemment fourni aux entreprises locales du secteur des métaux ferreux et non ferreux une liste de marchandises étrangères qu'il est interdit d'envoyer en Russie. En outre, Ankara a également donné des garanties verbales à la Commission européenne que les marchandises sanctionnées ne transiteraient pas vers la Russie à partir du 1er mars, afin de se conformer aux sanctions occidentales.
Toutefois, des experts ont mis en garde contre l'impact négatif de ces sanctions sur la Turquie, membre de l'Otan, et ses répercussions sur la communauté internationale.
Selon Cagaptay, le gouvernement américain agit également avec prudence et ne souhaite pas interférer avec la stabilité économique et la politique de la Turquie en cette période critique.
«Mais ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Après les élections, Washington exigera des entreprises turques de ne pas faire de commerce avec la Russie, ce qui aura certainement un impact sur le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et la Russie», a-t-il expliqué.
La Russie reste l'un des principaux partenaires de la Turquie. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont augmenté l'année dernière, alors que la Turquie avait désespérément besoin de recettes en devises à cause de la crise monétaire.
Le commerce entre la Turquie et la Russie a augmenté depuis l'invasion de l'Ukraine malgré les sanctions occidentales, des centaines d'entreprises russes ayant ouvert des succursales en Turquie – un paradis financier pour les Russes – afin de contourner les sanctions.
Le volume des échanges entre les deux pays a atteint 68,2 milliards de dollars (1 dollar = 0,91 euro) l'année dernière. En mars, les exportations de la Turquie vers la Russie ont augmenté de 285% pour atteindre 1,1 milliard de dollars.
Sinan Ulgen, directeur du groupe de réflexion Edam à Istanbul, estime que les sanctions américaines récemment annoncées à l'encontre de ces entreprises turques montrent que le régime de sanctions adopté par Washington peut également avoir des conséquences pour un allié de l'Otan comme la Turquie.
«Mais nous devons essentiellement mettre cette mesure dans son contexte. Toutes les exportations turques vers la Russie ne seront pas affectées par cette mesure», a-t-il souligné à Arab News.
«Les entités sanctionnées ont été reconnues en violation des sanctions américaines pour une série de produits technologiques critiques. Il s'agit en effet d'un sujet de préoccupation pour les responsables politiques américains, étant donné que ces produits sont considérés comme contribuant à l'effort de guerre russe», a-t-il précisé.
Mais en même temps, cette mesure démontre que la réexportation de certains produits technologiques critiques suscite effectivement des inquiétudes, a ajouté Ulgen.
«C'est sur cette question que la pression sur la Turquie sera probablement maintenue, seulement pour cette gamme spécifique de produits», a-t-il clarifié.
Selon Ulgen, il y a jusqu'à présent eu un modus vivendi entre les autorités turques et américaines sur la mise en œuvre des sanctions.
«La Turquie s'est montrée très prudente en ne franchissant pas certaines lignes rouges critiques fixées par le régime des sanctions», a-t-il jugé.
«Dans le passé, par exemple, lorsque des plaintes claires ont émergé concernant le système de paiement russe Mir, un système bancaire turc acceptant des transactions via des cartes de crédit russes, la Turquie s'est finalement retirée de ce système», a-t-il déclaré.
«Il existe une bonne collaboration entre les autorités turques et américaines en ce qui concerne les sanctions et cette collaboration se poursuivra», a ajouté Ulgen.
«Je suis convaincu que les deux parties ne souhaitent pas se retrouver dans un environnement plus conflictuel qui nuirait aux relations politiques et aux intérêts économiques de la Turquie», a soutenu Ulgen.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com