PARIS: Le président Emmanuel Macron a choisi au dernier moment l'épreuve de force et engagé jeudi la responsabilité de son gouvernement pour faire passer sans vote à l'Assemblée son projet décrié de réforme des retraites en France, un coup de tonnerre qui pourrait relancer la contestation sociale.
"J'engage la responsabilité de mon gouvernement sur l'ensemble du projet de loi", a asséné la Première ministre Elisabeth Borne, haussant le ton pour passer au-dessus des huées et des lazzis des députés de l'opposition, chauffés à blanc.
Les syndicats ont réagi en annonçant une journée de grève jeudi prochain, la neuvième d'une longue série depuis mi-janvier, qui jusqu'ici n'a pas fait plier le gouvernement.
Dénonçant un "déni de démocratie", ils ont appelé à des rassemblements dès ce week-end.
Quelques milliers de manifestants brandissant des drapeaux de syndicats ou de partis de gauche se sont réunis place de la Concorde après l'annonce, face à de nombreux policiers bloquant le pont conduisant à l'Assemblée nationale.
Le rassemblement a été dispersé vers 19h00 GMT par les forces de l'ordre, qui ont procédé à 217 interpellations.
Jeudi était le jour J pour cette réforme cruciale pour la crédibilité politique d'Emmanuel Macron pendant son second mandat.
Au paroxysme de l'incertitude, à quelques minutes du début de la séance à l'Assemblée nationale, l'exécutif avait décidé de recourir à l'article 49.3 de la Constitution, qui permet de faire passer un projet de loi sans le soumettre au vote, en engageant la responsabilité du gouvernement.
Jusqu'ici, Emmanuel Macron avait fait savoir qu'il ne voulait pas y recourir et qu'il préférait un vote des députés, alors que sa coalition n'a pas de majorité absolue à l'Assemblée nationale et devait compter sur les votes des députés du parti de la droite traditionnelle, Les Républicains (LR).
Charivari à l'Assemblée
Mais aux termes d'innombrables tractations, de fébriles calculs et de multiples réunions de crise, l'exécutif a considéré qu'aller au vote était trop risqué sur ce projet qui recule de 62 à 64 ans l'âge de départ à la retraite.
"Jusqu'à la dernière minute nous avons tout mis en oeuvre" pour essayer d'aller au vote, a-t-elle déclaré jeudi soir sur la chaîne TF1.
Ce recours au 49.3 constitue un revers de l'avis de nombreux commentateurs politiques, le journal de gauche Libération évoquant en Une un "crash politique".
Tous les ténors de l'opposition ont fustigé cette décision.
"Le Parlement aura jusqu'au bout été bafoué, humilié" a dénoncé le chef de file des députés communistes Fabien Roussel.
"C'est un constat d'échec total de ce gouvernement (...) et pour Emmanuel Macron", a déclaré la cheffe de file de l'extrême droite (RN) Marine Le Pen.
Motions de censure
Le gouvernement de Mme Borne s'expose maintenant à différentes motions de censure.
Les députés de la coalition présidentielle ont une majorité relative, et il faudrait que les députés, de l'extrême gauche à l'extrême droite, s'accordent pour mettre le gouvernement en minorité et que LR les vote aussi.
Si le RN a déclaré qu'il voterait "toutes les motions d'où qu'elles viennent", le président des Républicains Eric Ciotti a toutefois prévenu que son parti n'en voterait "aucune".
Toutefois, une fronde n'est pas à exclure, le député LR Aurélien Pradié expliquant par exemple qu'il allait "se poser la question" durant le week-end.
Mme Le Pen a annoncé qu'elle en déposerait une, tout comme Julien Bayou, un député écologiste de la coalition de gauche Nupes, qui a évoqué une motion de censure "transpartisane".
Il a par ailleurs accusé le gouvernement d'être "prêt à mettre le pays à feu et à sang", tandis que Mme Borne s'est elle dite sur TF1 "très choquée" par l'attitude de certains députés de l'opposition, évoquant les "hurlements" sur les bancs de la Nupes, les coups sur les pupitres du côté du RN.
"Ils veulent le chaos à l'assemblée et dans la rue", a-t-elle mis en garde.
Le 49.3 sur les retraites, un désaveu pour Borne sa méthode et son implication
"Nous nous sommes donnés les moyens de la discussion", s'est défendue jeudi la Première ministre sous les huées des oppositions à l'Assemblée nationale, en dégainant l'arme constitutionnelle.
Et de rappeler, devant les députés et plus tard sur TF1, la méthode dont elle se prévaut depuis sa nomination à Matignon : "toujours rechercher le compromis".
Le recours à cet outil symbolise "l'échec de la concertation" menée par Elisabeth Borne, estime auprès de l'AFP l'historien Jean Garrigues.
Dans la dernière ligne droite, elle a plaidé avec force en faveur d'un vote, sonnant dimanche depuis Matignon la mobilisation de son gouvernement pour aller chercher les voix manquantes. "Une majorité existe", a-t-elle martelé.
Mais "dans la mesure où elle a porté cette idée de consensus et d’un vote qui pourrait sanctionner la réforme, c’est elle qui apparait comme la principale perdante", relançant les spéculations sur son maintien ou non à Matignon, relève M. Garrigues.
Mais Emmanuel Macron porte aussi une responsabilité, selon M. Garrigues, car il est "l'incarnation de cette réforme", même s'il a cherché à rester en retrait. Et se séparer d'Elisabeth Borne "peut s'avérer préjudiciable pour lui, donnant le sentiment qu’il se défausse de ses responsabilités".
«Deuxième souffle» ?
"Dans la rue, cela va donner un second souffle à la mobilisation", anticipe l'expert Antoine Bristielle, de la Fondation Jean-Jaurès, interrogé par l'AFP.
"Le 49.3 dans l'imaginaire des Français est synonyme de brutalité, c'est le sentiment que le gouvernement n'écoute pas", selon lui.
"Cette réforme est un naufrage", a commenté le leader de la CFDT Laurent Berger.
Depuis le 19 janvier, des centaines de milliers de Français ont manifesté contre cette réforme, sur fond de grèves reconductibles, comme celle des éboueurs parisiens.
Les trottoirs de la capitale française, une des villes les plus touristiques au monde, sont ainsi par endroits couverts de montagnes de poubelles malodorantes.
Les différentes enquêtes d'opinion montrent que les Français y sont majoritairement hostiles, même si le nombre de manifestants dans les rues et de grévistes stagne ou reflue au fil du temps.
Le gouvernement français a choisi de relever l'âge légal de départ à la retraite pour répondre à une dégradation financière des caisses de retraite et au vieillissement de la population.
La France est l'un des pays européens où l'âge légal de départ à la retraite est le plus bas.
"La France a un système (...) qui n'est pas viable", a estimé jeudi le ministre socialiste espagnol de la Sécurité Sociale José Luis Escriva.
Selon lui, "faute d'avoir abordé à temps le problème et de l'avoir fait comme nous l'avons fait, elle doit maintenant adopter une approche (...) qui génère une résistance sociale".