PARIS: "Parmi les jeunes clandestins" qui vivent aujourd'hui en France, "il y a des talents. Il faut leur apprendre le français et les former pour qu'ils aient un métier", affirme dans un entretien le chef étoilé d'origine libanaise Alan Geaam, lui-même ex sans-papiers.
"Je suis venu à Paris il y a 23 ans, en payant des passeurs. Je suis resté 14 mois sans papiers", se remémore le chef âgé de 48 ans à la carrure de boxeur, qui arbore au col de sa veste deux petits drapeaux brodés: l'un de la France, l'autre du Liban.
"Ici, on peut réaliser ses rêves", poursuit-il. "Si aujourd'hui j'ai deux restaurants étoilés, Alan Geaam et L'Auberge Nicolas Flamel (une étoile chacun au guide Michelin, NDLR), plusieurs bistrots, une boulangerie... et si j'emploie 80 personnes, c'est parce qu'il y a plus de 20 ans, quelqu'un m'a tendu la main et m'a fait mon premier contrat, ce qui m'a permis d'avoir une carte de séjour".
Favorable à la création d'un titre de séjour "métiers en tensions" annoncée par le gouvernement pour répondre aux secteurs en pénurie de main d'oeuvre, il estime que "parmi les jeunes clandestins qui vivent ici, il y a des talents. Il faut leur apprendre le français et les former pour qu'ils aient un métier... pas que dans les métiers difficiles. Ca va aider notre économie".
Alan Geaam se désole de voir l'"un de ses plongeurs, employé depuis dix ans dans un restaurant qu'il a racheté en 2014, "ne pas arriver à obtenir une carte de séjour, alors qu'il est "déclaré et a des fiches de paie": "C'est bloqué, on ne sait pas pourquoi", dit-il.
Dans l'ambiance feutrée du restaurant qui porte son nom, dont la carte marie la "bisque de homard" au "black falafel à l'anguille fumée", il avoue avoir mis deux décennies à "assumer" son histoire et à dire: "Oui, je suis autodidacte, oui je suis arrivé en France avec un passeur, mais j'ai le droit d'être un chef étoilé".
Né au Libéria, Alan Geaam a grandi à Tripoli dans un Liban en guerre, souffert "des bombardements, perdu des camarades d'école, des voisins". "Quand on mangeait des oeufs et du pain de la veille, c'était la fête", dit-il.
«Savoir aimer»
Arrivé en France à 25 ans, le 12 mars 1999, il dort sur des bancs et devient travailleur clandestin sur des chantiers pour "un sous-traitant du groupe Bouygues qui prend 80% de (son) salaire", dit-il, et mettra des années à rembourser la dette contractée auprès de ses passeurs.
Embauché à la plonge d'un snack, il est régularisé et gravit tous les échelons, "commis, chef de partie, demi-chef, sous-chef, chef de cuisine", s'exerçant dans sa chambre de bonne à faire "une mayonnaise ou un pesto" dont il a recopié la recette dans un livre de bibliothèque, inventant sur son CV une formation prestigieuse, pour forcer les portes des restaurants où il fait ensuite ses preuves.
Il change son nom: Azzam Abdallah Al Geaam, "trop oriental, qui malheureusement faisait peur" dit-il, en Alan Geaam, "plus international", obtient la nationalité française et achète la plus vieille auberge de Paris, L'Auberge Nicolas Flamel en 2007.
Il ouvrira ensuite les bistrots Qasti et Qasti Shawarma, la pizzeria Faurn, l'épicerie Le Doukane... Depuis une semaine, il officie comme chef consultant du restaurant de l'hôtel de luxe Le K2 Altitude à Courchevel, une "grande fierté".
Sa vie est aujourd'hui en France auprès de son épouse Chloé, qui le "fait avancer" et ses trois enfants, Enzo, 14 ans, Léa, 7 ans et Margaux, 3 ans. Mais il puise toujours son énergie dans les ruelles de Tripoli - célébrée dans son récent livre "Mon Liban" (Hachette), mi-autobiographie, mi-livre de cuisine - où il retourne régulièrement.
On y découvre sa mère Ilham, qui lui a appris "à aimer les gens: parce que pour cuisiner, il faut savoir aimer".