MARRAKECH: Primé de nombreuses fois à Cannes ainsi que dans le monde entier, icône de la contre-culture, indépendant farouche qui affirme sa singularité et se confronte à des univers différents dans chacune de ses productions, Jim Jarmusch a construit depuis le début des années 1980 une œuvre personnelle, minimaliste et désenchantée.
Il était présent au Festival international du film de Marrakech, où il a donné une master class très réussie, suivie par plus de trois cents passionnés de cinéma, dans le cadre de la section intitulée «In Conversation with…». Son superbe film de vampires Only Lovers Left Alive (2013) a été projeté dans le cadre d’un hommage rendu par le festival à l’actrice Tilda Swinton. Ce réalisateur hors norme se confie à Arab News en français sur sa conception singulière du cinéma et son intérêt pour la musique.
D’emblée, le cinéaste originaire de l'Ohio avoue avoir une dette envers la France et la Cinémathèque française de Paris: alors qu’il était étudiant à l’université de Columbia, il a passé dix mois dans la capitale française et il a véritablement découvert le cinéma à cette occasion. «Mon cursus universitaire est incomplet parce que je passais tout mon temps à fréquenter la Cinémathèque ou à errer la nuit dans les rues de Paris. C'était une période incroyable pour moi», confie-t-il. «La France a toujours été particulière à mes yeux. Et je n’oublie pas que le Festival de Cannes m'a beaucoup soutenu alors que, à Hollywood, ils ne s’intéressaient pas à moi; ils ne m’ont même pas offert un café. Ce n’est pas grave, ça ne me dérange pas. J’ai mes propres moyens. Cela porte ses fruits», s’en amuse-t-il aujourd’hui.
Lorsqu’on demande à l’artiste si le Festival de Cannes est plus commercial que par le passé. Il répond par la négative: «Lorsque j’ai vu quels films étaient sélectionnés l’année dernière, je les ai trouvés vraiment très intéressants. Par ailleurs, Cannes a été très bénéfique pour moi», affirme Jarmusch, dont le premier long métrage, Stranger Than Paradise, a remporté la caméra d'Or en 1984. Huit de ses films ont depuis été présentés en compétition au Festival de Cannes, dont Broken Flowers, qui a remporté le Grand Prix du jury en 2005. Pour de nombreux cinéastes qui veulent se lancer en tant «qu’indépendants», le parcours de Jim Jarmusch est exemplaire.
Profitant de sa présence au Maroc, le réalisateur a fait part de son amour inconditionnel pour ce pays, «terre d’inspiration et d’échange», selon ses propres mots. C’est à Tanger qu’il a tourné Only Lovers Left Alive (2013). Il évoque une rencontre importante, qu’il a faite «ici même il y a une dizaine d’années»: celle de l’artiste libanaise Yasmine Hamdane. «Elle a interprété quelques chansons et j’ai été ébloui par sa voix. Nous avons fait connaissance. J’ai passé du temps avec elle et nous sommes devenus amis. Puis elle a chanté dans mon film Only Lovers Left Alive; elle était exceptionnelle. Elle a été en quelque sorte une professeure pour moi; elle m’a appris l’histoire de la musique populaire arabe», affirme-t-il, précisant qu’il a accumulé de nombreux enregistrements, notamment grâce à Yasmine, depuis quelques années. «Je suis toujours en cours d’apprentissage, mais n’essayez pas de tester mes connaissances!», plaisante-t-il. Le réalisateur cultive un intérêt pour différents genres de musique orientale – «toutes régions confondues», précise-t-il.
Cette musique joue un rôle essentiel dans les films, mais aussi dans la vie de Jim Jarmusch. «Lorsque je rédige un scénario, je prépare des enregistrements qui me donnent de l’inspiration par rapport à ce que j’essaie d’imaginer. Par exemple, dans le film Ghost Dog, j’étais en train d’écrire le scénario et j’ai acheté un quarante-cinq tours du groupe Wu-Tang Clan parce qu’il y avait des morceaux instrumentaux sur la face B. J’ai donc fait des enregistrements instrumentaux et je les ai écoutés en boucle. À l’époque, je ne connaissais pas RZA [membre de Wu-Tang Clan, NDLR]. Lorsque j’ai achevé le scénario, j’ai voulu recueillir son avis. Je l’ai donc rencontré et je lui ai dit que j’avais envie qu’il fasse la musique du film. Je lui ai demandé s’il était intéressé. Il a été d’accord», se souvient-il. «C’était formidable. Mais je procède toujours ainsi. J’écoute des morceaux bien spécifiques lors de mes enregistrements», ajoute-t-il, enthousiaste.
«Par exemple, pendant que j’écrivais le scénario de Broken Flowers, j’étais obsédé par la musique de Mulatu Astatke, un Éthiopien. Mais le film n’a absolument rien à voir avec l’Éthiopie. Comment pouvais-je bien adapter la musique au film? J’ai fait en sorte que le personnage de Winston – interprété par Jeffrey Wright – soit d’origine éthiopienne. Et cette musique, qui n’avait, au départ, rien à voir avec le film, en a fait partie intégrante», explique-t-il.
Évoquant les difficultés auxquelles fait face la production cinématographique actuelle, notamment le cinéma indépendant, Jim Jarmusch souligne que «de nos jours, le monde est très axé sur les affaires et les gens qui ont de l’argent ont peur d’expérimenter de nouvelles choses. Mais c’est aussi plus facile sur le plan technologique, puisqu’il est possible de tourner un film avec son iPhone. Nous avons des appareils numériques et le matériel d’éclairage n’est pas aussi important qu’autrefois. Le processus de création d’un film est donc plus facile. Mais le financement devient de plus en plus difficile pour moi, à chaque fois».
Il affirme que les gens créatifs ne sont pas ceux qui prennent les décisions financières. Et ces derniers ne sont pas très courageux. Ils veulent savoir qui va regarder le film, combien de bénéfices il va rapporter, à quel public il est destiné. Ce n’est pas aux personnes qui créent le film d’y penser ni de déterminer combien d’argent le film va rapporter. Il le reconnaît: c’est difficile. Mais le réalisateur reste confiant dans le potentiel de créativité de la jeunesse.
«Si j’avais un conseil à donner, ce serait de choisir vous-même vos collaborateurs artistiques. Ne laissez pas d’autres gens vous dicter les personnes que vous devez choisir. Fiez-vous à votre instinct. Faites-vous confiance. Certes, vous ferez des erreurs, mais vous en tirerez des leçons. Faites confiance à votre instinct et n’ayez pas peur d’échouer. Les erreurs que nous faisons, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, nous permettent d’apprendre. L’important, c’est d’apprendre. N’ayez pas peur de tester de nouvelles choses et de faire confiance à votre instinct. Il ne faut pas rechercher l’argent ni la célébrité. Ces choses-là ne permettront pas de bâtir sur une base solide. C’est le conseil que je peux vous donner», conclut Jim Jarmusch.