BELGRADE: La joyeuse clameur d'enfants russes de tous âges résonne dans un appartement de Belgrade. Avec fierté, ils crient à tue-tête les nouveaux mots serbes que leur enseignante vient de leur apprendre.
Leurs parents, qui ont en commun d'avoir fui la Russie après son invasion de l'Ukraine, se préparent à rester un bon moment en Serbie.
Après avoir accueilli voici plus d'un siècle des milliers de Russes ayant fui la révolution bolchévique, ce pays des Balkans est à nouveau une terre d'asile pour ceux qui fuient cette fois la répression, l'incertitude et la possibilité très réelle de devoir participer à une guerre dont ils ne veulent pas.
Maria Nefiodova, la maman d'Artemii, 10 ans, qui parle déjà couramment le serbe après neuf mois à Belgrade, a fait ses bagages dès les premiers tirs d'artillerie en Ukraine.
"Le 24 février, tout a changé, notre monde a marché sur la tête", raconte-t-elle à l'AFP.
"Bien sûr, pas de la manière dont il a changé pour la partie directement affectée, mais notre monde s'est aussi effondré".
Selon les médias gouvernementaux, depuis le début de ce conflit, plus de 100.000 Russes ont débarqué en Serbie, l'une des rares portes de sortie dans un espace aérien européen qui leur est presque complètement fermé.
Le président serbe Aleksandar Vucic a comparé son pays à "Casablanca", une allusion au film de 1942 dépeignant la ville marocaine du même nom remplie de réfugiés de guerre et d'espions.
A bras ouverts
Le nombre des Russes ayant décidé de rester en Serbie n'est pas connu mais près de 3.000 entreprises russes s'y sont enregistrées depuis février, selon la chambre de commerce serbe.
Les Russes sont accueillis à bras ouverts en Serbie qui entretient depuis des siècles des liens culturels et historiques forts avec leur pays, dont la population est aussi en majorité slave et orthodoxe.
"Je veux rester ici", explique à l'AFP Anna Tcherepanova, arrivée de Moscou avec ses deux enfants et dont l'appartement belgradois sert d'école de langue informelle.
"Les enfants aiment vivre ici. S'ils ne se sentaient pas bien, j'envisagerais de partir pour un autre pays".
Mais l'amour des Serbes pour le "grand frère russe" signifie souvent soutenir le Kremlin, ce qui peut être gênant pour des migrants opposés à leur président Vladimir Poutine.
Des T-shirts à l'effigie du maître du Kremlin sont vendus dans les rues touristiques de Belgrade et la lettre Z, symbole de l'offensive russe en Ukraine, a été peinte sur les murs de la ville.
La Serbie candidate à l'Union européenne fait un délicat numéro d'équilibriste entre Est et Ouest, condamnant à l'ONU l'invasion, mais refusant de s'aligner sur les sanctions occidentales contre Moscou.
Les Russes vivant en Serbie n'hésitent pas quant à eux à dénoncer le Kremlin, un groupe uni sur une plateforme en ligne majoritairement constitué de Russes ayant par exemple organisé de nombreuses manifestations contre le conflit.
Le simple fait de pouvoir dire leur colère sans avoir peur de finir en prison est une révélation pour beaucoup d'entre eux.
« Faire de bonnes choses »
"Les Russes sont super contents de pouvoir marcher au milieu de la rue, scander des slogans et même insulter Poutine et la guerre", dit à l'AFP Sacha Sereguina, une architecte russe de 34 ans qui vit en Serbie depuis plus de dix ans.
"Certains ont raconté qu'ils étaient constamment sur leurs gardes pour voir si la police allait surgir de nulle part et les arrêter".
De grandes entreprises russes de la haute technologie comme Yandex, Luxoft et Wargaming ont ouvert de nouveaux locaux en Serbie ou agrandi des structures existantes. Elles ont fait venir des salariés russes, mais aussi embauché des Serbes.
Comme toutes les nations des Balkans, la Serbie subit l'exode de ses forces vives et des experts jugent que l'afflux de Russes pourrait faire le plus grand bien à l'économie de ce pays de moins de sept millions d'habitants.
"Les gens éduqués cessent de partir quand le nombre des emplois bien payés commence à augmenter", déclare à l'AFP Danica Popovic, professeur d'économie à l'université de Belgrade.
"Si ces entreprises de la tech commencent à employer des ingénieurs serbes, ce qu'elles feront probablement car cela coûte moins cher, on a une chance de réduire l'émigration".
Certains se plaignent cependant du fait que les loyers ont doublé dans des grandes villes comme Belgrade et Novi Sad depuis l'arrivée massive de Russes appartenant en grande partie à la classe moyenne, dont les revenus dépassent largement ceux des Serbes - le salaire moyen en Serbie est de 640 euros.
Mais tous les Russes ne sont pas des as de l'informatique.
Aleksei Novikov, un homme d'affaires de 42 ans qui a fui en Serbie de peur d'être mobilisé, a récemment ouvert le premier bar à cidre de la capitale.
"En Russie, les affaires sont un peu plus avancées alors je vois des opportunités pour apporter quelque chose de nouveau à la Serbie", dit-il à l'AFP.
"De nombreux Russes sont récemment arrivés et j'espère qu'on ne sera pas un problème pour les Serbes, que nous nous intégrerons dans la société et ferons de bonnes choses pour que la vie soit meilleure pour tout le monde".