N'DJAMENA: Une cinquantaine de morts, les activités d'importants partis d'opposition suspendues et un couvre-feu: des manifestations jeudi au Tchad contre la prolongation de la transition de deux ans et le maintien au pouvoir de Mahamat Idriss Déby Itno ont entraîné un déchaînement de violences pendant plusieurs heures.
Plusieurs manifestations, parmi les plus meurtrières de l'histoire du Tchad, se sont déroulées dans différentes villes, notamment à N'Djamena, la capitale et à Moundou, la deuxième ville du pays. Elles ont fait "une cinquantaine" de morts et "plus de 300" blessés, selon le Premier ministre Saleh Kebzabo.
L'Union africaine (UA) a "condamné fermement" la répression des manifestations, appelant "au respect des vies humaines et des biens". La France, allié-clé de N'Djamena, a "condamné" les "violences et l'utilisation d'armes létales contre les manifestants".
Des appels à manifester avaient été lancés depuis le début de la semaine, notamment par la plateforme d'opposition Wakit Tamma et le parti Les Transformateurs, dirigé par Succès Masra, l'un des principaux opposants politique à M. Déby.
Ces deux partis avaient boycotté le Dialogue national de réconciliation (DNIS) qui avait prolongé début octobre de deux ans la transition vers des élections "libres et démocratiques" et entériné la possibilité pour Mahamat Idriss Déby Itno de s'y présenter, 18 mois après qu'il a pris le pouvoir à la tête d'une junte militaire.
Le Premier ministre a annoncé la suspension de "toute activité publique des partis politiques et organisations de la société civile", dont celles des partis des Transformateurs, du Parti socialiste sans frontière et de Wakit Tamma, collectif de partis d'oppositions et d'associations de la société civile. Ces organisations sont suspendues pour trois mois précisent deux arrêtés.
Contactés par l'AFP, les leaders des partis politiques "suspendus" n'avaient pas réagi dans l'immédiat.
Le Premier ministre a en outre annoncé lors d'une conférence de presse un couvre-feu de "18H à 6H du matin", qui durera jusqu'au "rétablissement total de l'ordre" à N'Djamena, à Moundou, à Doba et à Koumra".
Barricades
Tôt dans la matinée à N'Djamena et malgré l'interdiction de la manifestation par les autorités mercredi, les manifestants ont "attaqué des édifices publics, le gouvernorat, le siège du parti du Premier ministre, celui du président de l'Assemblée nationale" dans un climat d'"insurrection", a affirmé à l'AFP le porte-parole du gouvernement Aziz Mahamat Saleh.
A la mi-journée le gouvernement précisait qu'une "dizaine" de membres des forces de sécurité avait été tués dans les affrontements.
Des nuages de fumée noire étaient visibles et des tirs de gaz lacrymogène se faisaient régulièrement entendre, tandis que des barricades avaient été dressées dans plusieurs quartiers et des pneus brûlés sur les principaux axes routiers de la capitale, selon les journalistes de l'AFP à N'Djamena, qui ont constaté une brève accalmie en début d'après-midi.
"Je suis sorti manifester pour dénoncer ce dialogue de façade pour pérenniser un système et réclamer un changement du pouvoir. En 31 ans, on n'a pas vu de changement positif dans notre pays", a déclaré à l'AFP Abass Mahamat, 35 ans.
L'UE dénonce «l'usage excessif de la force»
"La répression des manifestations et l'usage excessif de la force constituent de graves atteintes aux libertés d'expression et de manifestation qui fragilisent le processus de transition en cours", a souligné le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell dans un communiqué.
L'Union européenne a demandé aux autorités de transition d'identifier "rapidement" les auteurs de ces violences et de les traduire en justice.
Josep Borrell a insisté sur "l'importance d'un retour rapide à l'ordre constitutionnel et d'une transition d'une durée limitée qui garantisse le respect des droits humains et des libertés fondamentales".
"Un engagement réel avec tous les acteurs civils et politiques est par ailleurs essentiel afin de garantir la crédibilité et la légitimité du processus en cours", a-t-il ajouté.
«Enquête»
Le président de l'Union des journalistes du Tchad, Abbas Mahmoud Tahir, a réclamé une "enquête pour établir les responsabilités" concernant la mort d'un jeune journaliste, Narcisse Oredje, dont le décès a été confirmé à l'AFP par un membre de sa famille.
Le jeune homme a été touché par une "balle perdue" à l'abdomen dans la cour de son domicile à N'Djamena, alors qu'il n'était pas dans l'exercice de ses fonctions, a-t-on précisé de même source. Sa mort a suscité de nombreux messages de solidarité sur les réseaux sociaux.
A Moundou, deuxième ville du pays à quelques 500 kilomètres au sud de la capitale, les manifestations "très violentes" ont commencé "dès 5 heures du matin", a assuré à l'AFP un haut responsable administratif sous couvert d'anonymat, qui dit avoir enregistré "d'importants dégâts matériels".
Les Nations unies ont déploré "le recours à la force meurtrière contre les manifestants", ajoutant que "les autorités de transition doivent garantir la sécurité et la protection des droits de l'Homme" et réclamé une "enquête".
Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch, a demandé une "enquête impartiale" après ces événements afin de "déterminer les responsabilités et garantir que la force ne soit utilisée qu'en dernier recours".