DUBAÏ: Alors que, au Japon, le climat de sécurité devient de plus en plus critique, le maintien d’un équilibre de forces favorable se révèle une tâche particulièrement délicate pour Tokyo, qui fait face à des défis sur trois fronts stratégiques majeurs: la Chine, la Corée du Nord et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Pourtant, en l’espace de deux mois seulement, deux événements ont remis en question la neutralité du Japon et mis en lumière ses vulnérabilités diplomatiques.
Le dernier incident en date est l’arrestation, lundi dernier, d’un consul japonais à Vladivostok, dans l’extrême Est du pays, par la principale agence de sécurité de Russie. L’homme est soupçonné d’avoir obtenu illégalement des informations en échange d’argent.
Le ministère russe des Affaires étrangères a ensuite ordonné au diplomate en question, Tatsunori Motoki, de quitter le pays dans les quarante-huit heures; un haut responsable de l’ambassade du Japon à Moscou aurait été convoqué pour protester contre sa prétendue acquisition abusive d’informations.
«Un diplomate japonais a été arrêté en flagrant délit alors qu’il recevait des informations classifiées, en échange d’argent, sur la coopération de la Russie avec un autre pays de la région Asie-Pacifique», fait savoir le Service fédéral de sécurité de la Russie dans un communiqué rapporté par les médias russes.
Mardi dernier, un responsable du gouvernement japonais a déclaré que le consul avait été libéré.
Néanmoins, le même jour, Takeo Mori, vice-ministre des affaires étrangères du Japon, a convoqué Mikhail Galuzin, l’ambassadeur de Russie, au bureau du ministère à Tokyo pour déposer une protestation formelle contre la détention du consul japonais.
Par ailleurs, Hayashi Yoshimasa, le ministre des Affaires étrangères japonais, affirme que le fait de détenir et d’interroger un consul constitue une «violation flagrante de la convention de Vienne sur les relations consulaires» et d’un traité consulaire entre le Japon et la Russie.
en bref
40 milliards de dollars (1 dollar = 1,03 euro) est le montant recherché par le ministère japonais de la Défense pour le budget, alors que le pays fait face à ses «défis les plus difficiles» depuis la Seconde Guerre mondiale.
M. Hayashi déclare que cette démarche de la Russie est «totalement inacceptable», soutenant que M. Motoki a été emmené les yeux bandés et retenu avant d’être soumis à un interrogatoire autoritaire.
Il a nié les allégations russes selon lesquelles M. Motoki se serait livré à des activités illégales.
Le Service fédéral de sécurité de la Russie affirme que le consul japonais a obtenu des informations non publiques au sujet des liens de coopération de la Russie avec un pays non identifié d’Asie-Pacifique et des effets des sanctions occidentales sur la situation économique dans l’extrême orient russe en échange d’argent.
L’agence russe a également publié des images, prises en secret, d’une personne – qui semble être le consul – que l’on voit dans un restaurant en train de recevoir des documents.
La Russie a récemment désigné le Japon comme un pays hostile, en réponse à la coopération de Tokyo avec les États-Unis et les pays européens pour imposer des sanctions à Moscou après son invasion de l’Ukraine.
Le premier événement diplomatique qui a remis en question la neutralité du Japon est sa décision, en août dernier, de signer un accord de défense avec Israël.
Cet accord faisait partie d’un effort qui visait à renforcer la coopération en matière de défense entre les deux pays, en particulier dans le domaine du matériel et de la technologie militaires. Mais il contribue à diminuer la capacité de Tokyo à garder son impartialité face au conflit israélo-palestinien.
Le Japon a longtemps été considéré comme le négociateur impartial d’un futur accord entre Israël et les Palestiniens. En 2019, une enquête conjointe Arab News Japan-YouGov révèle que 56% des Arabes considèrent le Japon comme le candidat potentiel le plus crédible pour agir en tant que médiateur de paix au Moyen-Orient.
Lors de son voyage à Tokyo, Benny Gantz, le ministre israélien de la Défense, a rencontré M. Hayashi, qui a réitéré le soutien de son gouvernement à une solution à deux États pour résoudre le conflit entre Israël et les Palestiniens, qui remonte à plusieurs décennies.
L’analyste japonais Koichiro Tanaka, professeur à l’université Keio de Tokyo, estime que l’application à plus grande échelle des accords d’Abraham – les accords de normalisation signés entre Israël et plusieurs États arabes en 2020 – a soulagé le Japon de ce rôle de médiateur.
«Le Japon est soulagé de la pression qui existait en essayant d’équilibrer sa politique au Moyen-Orient avec sa sécurité énergétique», déclare M. Tanaka à Arab News Japan.
Le Japon est conscient qu’il lui est nécessaire de maintenir des alliés dans l’impasse qu’il connaît vis-à-vis de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère du Japon est d’«apaiser Washington», explique-t-il. Cela implique également de «se lier d’amitié» avec Israël.
«Le rôle de médiateur du Japon ne s’est jamais concrétisé en raison de la réticence des États-Unis et du rejet par Israël d’un tel rôle», souligne M. Tanaka.
Les accords d’Abraham ont été les premières expressions publiques de normalisation des relations entre les États arabes et Israël depuis 1994. Lorsque les accords ont été annoncés, Tomoyuki Yoshida, l’ancien secrétaire de la presse étrangère du Japon, les a qualifiés d’«évolution positive» susceptible d’«apaiser les tensions et stabiliser la région».
Il a réitéré le soutien du Japon à une «solution à deux États» dans laquelle Israël et un futur État palestinien indépendant «vivraient côte à côte dans la paix et la sécurité».
Cependant, avec les relations de plus en plus tendues du Japon avec la Chine et la Corée du Nord, le pays a élargi sa coopération militaire au-delà de son allié traditionnel, les États-Unis, à d’autres pays de la région Asie-Pacifique et de l’Europe.
Il est particulièrement préoccupé par les actions militaires de Pékin dans les mers de Chine orientale et méridionale. Israël a déjà procédé à des échanges d’armes avec la Chine et il est d’ailleurs le deuxième fournisseur étranger d’armes après la Russie.
La Chine a accumulé un vaste arsenal d’équipements et de technologies militaires de pointe. Les États-Unis se sont fermement opposés au commerce d’armes d’Israël avec la Chine. Cependant, Israël a largement ignoré les objections de Washington.
Certains observateurs soupçonnent que les relations commerciales étroites entre Israël et la Chine soient la raison pour laquelle le Japon a choisi de renforcer la coopération en matière de défense avec Israël.
Les stratèges militaires japonais ont cherché des moyens de réduire leur dépendance préventive vis-à-vis des États-Unis, considérant potentiellement Israël comme une source d’armes et de technologie pour renforcer la puissance militaire de Tokyo dans la région.
Avec la signature du nouvel accord de défense avec Israël, le Japon est-il toujours en position de servir de médiateur entre Israël et la Palestine?
Waleed Siam, l’ambassadeur de l’Autorité palestinienne auprès de Tokyo, indique à Arab News Japan que le gouvernement japonais «soutient principalement» les deux parties.
«Le Japon entretient une relation de longue date avec Israël, mais je pense qu’il pourrait toujours faire preuve de neutralité en aidant les deux parties à conclure des règlements», précise-t-il.
M. Siam indique que les Palestiniens, et le monde arabe en général, ont un grand respect pour le Japon, notant que Tokyo «a toujours pleinement soutenu les Palestiniens, au moyen des nombreuses organisations des Nations unies».
«Le Japon s’est engagé à aider l’État de Palestine et a toujours respecté la résolution de l’ONU, refusant de reconnaître Jérusalem-Est comme capitale d’Israël. Le pays n’a par ailleurs jamais reconnu les colonies illégales d'Israël.»
À la question de savoir si le Japon aurait dû d’abord rassurer la partie palestinienne sur sa neutralité continue avant de conclure son accord de sécurité avec Israël, M. Siam déclare que Tokyo a «le droit de faire ce que bon lui semble».
Il ajoute: «Le Japon n’a aucune garantie à donner puisqu’il reste très attaché à ses engagements vis-à-vis de la communauté internationale et de la résolution de l’ONU. Il soutient une solution à deux États et le droit des Palestiniens à l’indépendance.»
«Même lorsque l’ancien président américain Donald Trump faisait pression sur tout le monde pour que la ville de Jérusalem soit reconnue comme capitale d’Israël, le Japon a gardé une position ferme à l’ONU et a voté contre cette proposition.»
Cependant, M. Siam pense que tout pays qui signe un accord avec Israël devrait également mettre l’accent sur le respect du droit international et des droits de l’homme.
«J’appelle le Japon à utiliser ce genre d’amitié profonde avec Israël pour faire pression sur les Israéliens afin qu’ils se conforment au droit international», soutient-il. «Si la communauté internationale ne reste pas unie et ne fait pas pression sur Israël pour une solution à deux États, il n’y aura jamais de paix.»
Israël a été le «plus grand obstacle» à la finalisation d’un grand parc agro-industriel et d’une initiative logistique à Jéricho, proposée par le Japon et appelée «Couloir pour la paix», affirme M. Siam.
Le Japon, rapporte-t-il, pourrait utiliser ses relations approfondies avec Israël pour aider à la finalisation du projet.
Pendant la guerre de onze jours à Gaza, en mai 2021, le Japon a insisté sur le fait que toutes les résolutions de l’ONU et les lois internationales devaient être respectées, réitérant sa position «claire, de respect et de soutien» vis-à-vis du conflit, précise M. Siam.
Le Japon est longtemps apparu comme le pays le plus capable de négocier un accord de paix entre Israël et les Palestiniens.
Peu de gens peuvent donc affirmer que le renforcement des capacités militaires du Japon et ses investissements dans la technologie de défense représentent un pas dans la bonne direction. Mais il doit clairement faire preuve de plus de diplomatie pour pouvoir le faire.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com