C’est le noir partout, pour les Irakiens

oilà pourquoi les jeunes ont mené pendant des années des manifestations intersectorielles (Photo, AN)
oilà pourquoi les jeunes ont mené pendant des années des manifestations intersectorielles (Photo, AN)
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Publié le Lundi 02 novembre 2020

C’est le noir partout, pour les Irakiens

C’est le noir partout, pour les Irakiens
  • L'invasion américaine catastrophique de 2003 et ses tristes conséquences ont envenimé la politique, en particulier en Occident
  • Le résultat n'est que pure misère, en particulier pour les jeunes Irakiens

L'Irak sombre dans le noir. Si la pandémie ravage ce qui reste d'une économie en lambeaux, les milices armées, quant à elles, abattent en toute impunité critiques et rivaux. Les protestations, dernier recours pour la population irakienne épuisée et désespérée, ne constituent plus désormais un outil efficace de pression sur le pouvoir. Même si les rues regorgent de foules non partisanes et non sectaires, leurs appels arrivent aux oreilles sourdes d'une élite politique de plus en plus retranchée, encouragée par la communauté internationale, dans sa majorité désintéressée.

L'invasion américaine catastrophique de 2003 et ses tristes conséquences ont envenimé la politique, en particulier en Occident. La plupart des pays sont réticents à patauger en Irak au risque que ces événements ne se reproduisent. Ce qui reste en revanche, c'est un sectarisme durci et une nouvelle classe politique qui dispose d'une marge de manœuvre considérable lui permettant d'utiliser les ressources de l'État pour recruter et rallier des partisans et préserver ses propres intérêts. L'Irak figure à présent parmi les pays les plus corrompus du monde.

En raison de la baisse des prix du pétrole, les réformes promises se sont transformées en un albatros qui tient le gouvernement au cou. Non seulement Bagdad se trouve confrontée à une lourde tâche d’éradication de la corruption profondément enracinée, mais le gouvernement subit également des pressions dans le but d'exorciser les influences américaine et iranienne et de freiner les milices rebelles.

Le résultat n'est que pure misère, en particulier pour les jeunes Irakiens. La pénurie de services de base et la limitation des perspectives d'emploi réduisent les personnes concernées au désespoir, et conduisent les malheureux au désespoir le plus total. Voilà pourquoi les jeunes ont mené pendant des années des manifestations intersectorielles.

Cependant, aussi résolus que soient les Irakiens à créer un avenir exempt d’influences étrangères, de l’esprit partisan et sectaire, ils se trouvent confrontés à des défis de taille. Avant tout, le gouvernement a choisi de sortir ses crocs et de déployer des moyens meurtriers pour dissuader un public enragé, au lieu d'écouter les doléances collectives des Irakiens ou d'entamer un dialogue fructueux avec les différentes parties. Il est parvenu uniquement à brûler une allumette dans un baril de poudre.

Les milices, qui craignent un changement soudain du statu quo si le gouvernement capitule face aux exigences des protestataires, accroîtront leurs actes de violence. En effet, les Irakiens seraient bien avisés de prévoir que ces groupes iront au bout de leurs efforts pour conserver la zone grise lucrative dans laquelle ils prospèrent et qu'ils sont déterminés à conserver. Ce n'est pas tous les jours que des acteurs lourdement armés trouvent l'indépendance suffisante pour solliciter le soutien d'un bailleur de fonds extérieur comme l'Iran, par exemple, tout en prétendant être affiliés aux forces de sécurité de l'État irakien; cette attitude leur permet de dissimuler leur criminalité.

La violence et le chaos qui suivent –  qu'ils soient fomentés par des milices, aggravés par le gouvernement ou provoqués par des mouvements protestataires –  ne feraient que justifier une présence étrangère accrue au nom de la « préservation de la stabilité ». Toutefois, ces intrusions dans la souveraineté irakienne ciblent principalement les grandes rivalités géopolitiques, et non le sort des Irakiens ordinaires qui subissent des bouleversements constants depuis près de deux décennies.

Dans ce climat de désespoir, les élections législatives de juin 2021 semblent offrir une lueur d'espoir. Le Premier ministre s'est en effet engagé à ce qu'elles se déroulent comme prévu

Outre les manigances des étrangers, les milices en quête de butin, le gouvernement à la dérive, et même le mouvement de protestation en lui-même ont conjointement formé un angle mort imprévu : les petites entreprises et les commerçants irakiens. Ces derniers sont donc pris dans un feu croisé interminable. Plutôt que de voir dans les protestations une chance de voir le gouvernement payer pour les malheurs économiques de l'Irak, les propriétaires d'entreprises ne peuvent que regarder la foule qui descend sur la place Tahrir d’un œil prudent et méfiant. La plupart d'entre eux approuvent le mouvement de protestation ou s'y rallient. Cependant, ils doivent se soucier de leur bilan et voir comment subvenir aux besoins de leur famille. Quand les actes de destruction et de pillage les obligent à fermer, alors que les barricades et les rues surveillées empêchent la circulation des clients, il y a de quoi s'inquiéter.

Dans ce climat de désespoir, les élections législatives de juin 2021 semblent offrir une lueur d'espoir. Le Premier ministre s'est en effet engagé à ce qu'elles se déroulent comme prévu. Mustafa Al-Kadhimi a été nommé Premier ministre par le mouvement de protestation en Irak. Bien qu'il connaisse bien la rhétorique, il est probable qu'il subira le même sort que son prédécesseur s'il ne parvient pas à réaliser des réformes significatives. À première vue, les élections offrent pourtant aux Irakiens une chance de remettre les élites retranchées de Bagdad face à la réalité et de faire comprendre aux acteurs extérieurs que le temps est venu de se retirer.

Malheureusement, donner des assurances sur la tenue d'élections dans huit mois relève du talent de Bagdad de repousser l'inévitable au lieu de faire face à l'urgence du moment.

Plus inquiétants encore sont les intérêts particuliers qui ciblent désormais les mouvements de protestation, soit pour les politiser, soit pour s'approprier leurs messages en vue d'atteindre leurs propres objectifs plus que pour entreprendre des réformes. Si leur plan réussit, on ne pourra plus faire la différence entre la plupart des manifestations d'ici juin et les simples rassemblements politiques; leurs appels au changement seront ciselés précisément pour soutenir les groupes, les individus et les institutions contre lesquels ils se sont initialement élevés.

Il convient de le répéter. L'Irak sombre dans le noir.

La semaine dernière, les Irakiens devaient se réunir pour honorer les 600 morts et se souvenir des 30 000 blessés de la « révolution » de l'année dernière, et renouveler le mouvement populaire mené par la jeunesse pour demander des comptes sur les réalisations du gouvernement ou réclamer davantage de réformes. Cependant, les discussions se sont limitées à des comptes-rendus sombres des pertes subies et à déterminer si quelque chose pouvait être sauvé de cet amas de malheurs grandissants pour en tirer au moins un bénéfice.

Les Irakiens doivent composer avec une réalité gênante, enlisée par des élites égoïstes retranchées, par un gouvernement intransigeant et par une influence étrangère insaisissable et injustifiée. Certains ont cherché à convertir les manifestations de la « révolution d'octobre » en moment symbolique de liberté et en démonstration de l'unité intersectorielle irakienne unie par l'intérêt commun à rompre le statu quo. D'autres, en revanche, sont pessimistes. Ils réfutent les rapports faisant état d'"accords" entre les dirigeants des manifestations et le Premier ministre qui pour qu'ils se présentent aux élections législatives sur une seule liste. Le plan vise à transformer les protestations en action politique, mais il ne fait que mettre en scène le jeu des chaises musicales dans la vie politique. Ces « leaders » - encadrés par des partis politiques influents et un Iran indiscret, et réprimés par des milices armées - deviendront tout simplement les nouvelles élites bien établies.

De ce fait, il ne reste que le désespoir, sans aucune marge de manœuvre. La grande majorité des Irakiens ont déjà beaucoup perdu et n'ont plus d'autre choix que de retourner dans les rues où ont été tués ou mutilés beaucoup de leurs compatriotes.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur associé non résident de l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université Johns Hopkins. Il intervient également comme conseiller principal chez Maxwell Stamp, société internationale de conseil économique, et chez Oxford Analytica, société de conseil sur les risques géopolitiques. Membre du groupe international Strategic Advisory Solutions à Washington DC et ancien conseiller du Conseil d'administration de la Banque mondiale.

Twitter : @HafedAlGhwell

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com