ANKARA: L'Irak en colère et endeuillée a enterré jeudi neuf vacanciers - dont un jeune marié - tués dans le bombardement d'artillerie d'un village de montagne kurde.
Le gouvernement irakien a accusé la Turquie voisine, qui a nié que ses troupes soient responsables et a rejeté la faute sur les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
L'Allemagne a réclamé une enquête urgente.
À Bagdad, des dizaines de manifestants ont protesté devant le bureau des visas turcs tôt jeudi, malgré une forte présence policière.
Des haut-parleurs ont diffusé des chants patriotiques tandis que les manifestants scandaient des slogans exigeant l'expulsion de l'ambassadeur turc, a rapporté un journaliste de l'AFP.
«Nous voulons brûler l'ambassade. L'ambassadeur doit être expulsé», a averti le manifestant Ali Yassin, 53 ans.
Des manifestations similaires ont eu lieu dans la nuit de mercredi à jeudi dans les villes sanctuaires chiites de Najaf et Karbala et dans la ville d’An-Nasiriyah, dans le sud du pays.
Le ministère allemand des Affaires étrangères a déclaré que «les circonstances de l'attaque et les responsables» devaient faire l'objet d'une enquête urgente.
«Le gouvernement allemand accorde une grande importance au respect de la souveraineté de l'État irakien et du droit international», a-t-il insisté.
Le ministère turc des Affaires étrangères a nié toute responsabilité dans le bombardement, affirmant que ces «types d'attaques» étaient commis par des «organisations terroristes».
Le Dr Salim Cevik, associé au Centre d'études turques appliquées de l'Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité à Berlin, a révélé que les opérations militaires de la Turquie en Irak envenimaient les relations avec les acteurs locaux et régionaux.
«Le mécontentement a grandi au fil des ans, à mesure que les opérations turques pénétraient de plus en plus profondément dans le sud du territoire irakien et que la présence militaire turque devenait plus permanente. Pour la plupart des acteurs irakiens et pour le gouvernement de Bagdad, ces opérations sont des violations flagrantes de l'intégrité territoriale de l'Irak, tandis que Téhéran considère la présence militaire de la Turquie comme un empiètement sur sa sphère d'influence», a déclaré Cevik à Arab News.
«Toutefois, Bagdad est trop faible pour affronter la Turquie, et l'Iran évite une confrontation ouverte avec la Turquie. Pourtant, les milices pro-iraniennes ont sporadiquement pris pour cible les bases militaires turques dans le nord de l'Irak afin de limiter l'avancée de la Turquie. En revanche, le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) soutient passivement les opérations militaires de la Turquie et lui fournit également un soutien logistique», a signalé Cevik.
Selon Cevik, le bombardement a donné à ces groupes mécontents l'occasion de repousser la Turquie.
«Il peut s'agir d'un bombardement turc qui a mal tourné ou d'une opération sous faux drapeau menée par d'autres acteurs (le PKK ou des milices pro-iraniennes). Je ne dispose pas d'informations permettant de trancher à ce stade, mais à moins que la Turquie n'apporte la preuve du contraire, l'opinion publique semble accepter qu'il s’agisse d'une attaque turque. De plus, la Turquie étant considérée comme l'agresseur sur le territoire irakien, la charge de la preuve pèse sur les épaules d’Ankara. À moins que la Turquie ne prouve que l'attentat ne constitue pas une attaque turque, le public irakien, le gouvernement et les acteurs locaux continueront à augmenter la pression sur Ankara pour qu'elle mette fin à sa présence militaire en Irak», a-t-il avisé.
Toujours selon Cevik, ce bombardement et la réaction ultérieure des groupes irakiens qui doivent également être considérés dans le contexte d'une rivalité irano-turque plus large dans la région.
«Ces dernières années, l'Iran et la Turquie ont de plus en plus divergé au niveau de leurs politiques régionales, notamment en ce qui concerne l'Irak, la Syrie et le Caucase. Dans le cadre des tentatives de réconciliations de la Turquie avec les ennemis régionaux de l'Iran - l'Arabie saoudite et Israël - elle se retrouve sur une trajectoire de collision avec l'Iran. Alors que l'Iran continuera à éviter une confrontation directe avec la Turquie en Irak, il augmentera la pression sur la Turquie par l'intermédiaire de ses milices mandataires», a-t-il expliqué.
D’aprés Cevik, cette attaque donnera également à l'Iran l'occasion d'accroître la pression diplomatique et de mobiliser le public irakien contre la Turquie.
«Pourtant, je ne m'attends pas à ce que la Turquie se retire définitivement de l'Irak, mais elle pourrait limiter temporairement ses activités militaires en Irak pour éviter de nouvelles critiques», a-t-il souligné.
Bagdad a rappelé son chargé d'affaires d'Ankara et convoqué l'envoyé de la Turquie en Irak.
Alors que les tensions s'exacerbent entre la Turquie et l'Irak au sujet de la frappe au Kurdistan irakien, Samuel Ramani, chercheur associé au Royal United Services Institute du Royaume-Uni, estime que les violations de la souveraineté sont une question sensible pour l'Irak et que les préoccupations quant au comportement de la Turquie se sont accrues au cours des derniers mois.
«La Turquie a des ambitions stratégiques à long terme en Irak, qui incluent l'objectif commercial de 48,9 milliards d’euros discuté l'année dernière. Je soupçonne donc que cette attaque, comme les précédentes, ne sera qu'une source temporaire de perturbation de la coopération entre Ankara et Bagdad», a-t-il assuré à Arab News.
Mehmet Alaca, chercheur au groupe de réflexion Orsam basé à Ankara, a déclaré que le malaise des groupes pro-iraniens en Irak alimentait depuis un certain temps le malaise concernant la présence militaire de la Turquie dans le pays.
«Avec la mort massive de civils, la capacité du Premier ministre Al-Kadhimi et du GRK à gérer les événements s'est réduite. En ce sens, nous avons atteint un nouveau seuil en ce qui concerne l'avenir de la présence turque en Irak. Cette question sera probablement de plus en plus remise en question à partir de maintenant», a-t-il déclaré à Arab News.
Selon Alaca, la colère envers les opérations militaires turques, qui a récemment augmenté au sein de la société irakienne, a atteint son apogée avec le dernier incident, et le gouvernement de Bagdad va tenter d'apaiser le public.
«Il y a déjà eu des morts civiles, mais il s'agissait principalement de citoyens du Kurdistan. Cette fois, la mort d'Arabes irakiens sera dans le collimateur des politiciens chiites. Par conséquent, cette question restera à l'ordre du jour pendant un certain temps», a-t-il soutenu.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com