PARIS: L'un est noir, l'autre blanc. L'un est un "afro-descendant", l'autre un des "békés" issu des familles des premiers colons. Ils appartiennent à deux communautés qui, en Martinique, ne se parlent pas et pourtant Steve Fola Gadet et Emmanuel de Reynal publient un livre à propos de leur "dialogue improbable".
C'est un "dialogue improbable et exceptionnel" pour Steve Fola Gadet, essayiste, militant du mouvement décolonial et professeur d'université, car "rares" sont les représentants des deux communautés qui ont "posé des gestes publics", préférant "discuter dans l'ombre", assure-t-il lors d'une rencontre avec l'AFP.
L'histoire a commencé par un échange de textes critiques dans des revues et sur les réseaux sociaux. "Une confrontation d'idées", explique M. de Reynal, publicitaire qui s'est engagé aux élections régionales sur une liste Modem réunissant toutes les communautés de l'île, ajoutant que les deux hommes auraient pu "en rester là".
Quand Emmanuel de Reynal demande via un réseau social à rencontrer Steve Gadet, ce dernier "surpris et méfiant" ne répond pas de suite. Mais ils finissent par se voir dans un "terrain vague de Schoelcher, sous un amandier". L'échange est "un peu tendu la première fois", selon Emmanuel de Reynal, car ils ont "traité de sujets sensibles", mais Steve Gadet apprécie "le naturel" avec lequel le descendant de "béké" sort de sa zone de confort.
Les deux hommes ont des visions différentes de la vie aux Antilles, de ce qu'il faudrait faire pour remédier à la fracture qui sépare les communautés, mais également de la manière de le faire, l'un cherchant la solution dans l'action individuelle, tandis que l'autre estime que c'est l'organisation sociale du pays qui doit évoluer.
"Nos positions se sont un peu rapprochées", assure aujourd'hui Emmanuel de Reynal. Mais "si tu restes convaincu que nous fabriquons le système qui pèse sur les choix individuels, moi je crois que les choix individuels peuvent faire bouger les choses", comme l'ont fait Nelson Mandela et Frederik de Klerk en mettant fin à l'apartheid en en Afrique du sud, ajoute-t-il en s'adressant à M. Gadet.
"Il n'y a pas que l'humain. Il y a aussi des changements institutionnels qui sanctifient tout ce processus de rapprochement, de dialogue entre les hommes", estime pour sa part Steve Gadet.
Amener de «la nuance»
Puis émerge l'idée d'enregistrer leurs conversations, d'en faire un livre, pour que reste "ce geste fort" selon Steve Gadet.
Steve Gadet estime que cet ouvrage peut amener de "la nuance" dans les représentations que chaque communauté se fait de l'autre. "Malheureusement, nous sommes dans un territoire où on voit la vie en noir et blanc. Dès lors qu'on veut effacer ces camps, on peut se faire traiter de traitres", assure M. de Reynal.
L'histoire des Antilles est notamment issue de l'esclavage, qui a été aboli en 1848, mais qui a créé une société fracturée et, encore aujourd'hui, "les communautés se regardent comme des chiens de faïence", et le dialogue entre les descendants d'esclaves et d'esclavagistes "n'a jamais eu lieu", générant une "culture du non-dit", pour Emmanuel de Reynal.
Ces deux hommes, engagés sans être doctrinaires, savent que la publication de "dialogue improbable" (Caraïbéditions) risque de leur faire "perdre certaines relations, l'entrée dans certains cercles, on va vous voir différemment dans les milieux militants", souligne M. Gadet. "Ne pas être en opposition frontale, on voit ça comme une forme de compromission", explique-t-il encore, lui qui "revendique le compromis".
La publication du livre leur vaut d'ailleurs "un déferlement de haine d'une violence d'autant plus insoutenable qu'elle s'abrite souvent derrière l'anonymat des réseaux sociaux", selon la sénatrice de Martinique Catherine Conconne qui les soutient publiquement.
"Il y a une urgence à relancer des lieux de brassage, comme le monde associatif par exemple, mais aussi créer les conditions d'un nouveau dialogue", martèle Emmanuel de Reynal. "Les instruments sont à inventer", renchérit Steve Fola Gadet.