LONDRES: La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), qui tient cette semaine son assemblée générale annuelle, a fortement aggravé ses prévisions de contraction économique pour l'Ukraine au regard de l'invasion russe qui se prolonge.
Elle table désormais sur une contraction brutale de 30% de l'économie ukrainienne cette année au lieu de 20% attendus en mars, au tout début de l'offensive russe.
L'organisation internationale anticipe par ailleurs toujours une contraction de 10% de l'économie russe, visée par une série de sanctions, et à cause du coût de sa guerre en Ukraine.
La Berd revoit aussi à la baisse sa prévision de croissance pour toute sa zone à 1,1% contre 1,7% en mars.
Après une forte contraction de l'économie des pays couverts par l'institut de financement européen en 2020 à cause de la pandémie, puis un net rebond l'an dernier avec la reprise post-covid, "la guerre en Ukraine a eu un impact profond sur les économies" de la zone, d'après un communiqué mardi.
La révision à la baisse de la prévision régionale est due "principalement à une contraction plus forte que prévue de l'économie ukrainienne à cause de la guerre qui dure", ajoute la Berd.
Pour l'Ukraine, la contraction est "probablement la pire depuis la seconde guerre mondiale", remarque Beata Javorcik, cheffe économiste de l'organisation dans un entretien à l'AFP.
Quant à la Russie, la contraction attendue de 10% est équivalente à celle observée par les "pays occidentaux au plus fort de la pandémie de covid, donc c'est sévère", ajoute-t-elle.
L'institut, qui lance mardi son assemblée générale annuelle à Marrakech pour trois jours, anticipe par ailleurs un rebond de l'économie de sa région à 4,7% l'an prochain, tirée par l'hypothèse d'une reconstruction en Ukraine qui entraînerait un rebond de 25% du produit intérieur brut du pays.
L'économie régionale devrait toutefois pâtir l'an prochain des "pressions inflationnistes" qui se ressentent à travers l'économie mondiale, selon le rapport de la Berd.
L'organisation, fondée en 1991 pour aider les pays de l'ex-bloc soviétique à passer à une économie de marché, a depuis étendu son périmètre pour inclure des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord.
Les réfugiés ukrainiens, atout à terme pour les pays d'accueil
L'invasion russe en Ukraine représente un choc économique historique pour le pays, explique la cheffe économiste de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) Beata Javorcik dans un entretien.
Le conflit a déplacé 15% de la population ukrainienne, un afflux de réfugiés qui pèse sur les ressources des pays d'accueil mais qui, à long terme, peut s'avérer pour eux un atout, ajoute-t-elle en marge de l'assemblée générale annuelle de la Berd.
Q: Comment décrivez-vous l'impact économique de l'invasion de l'Ukraine?
R: Notre scénario central se fonde sur un conflit qui dure jusqu'à l'été, ce qui est très optimiste, et dans ce cas la guerre représente un choc moins important que le covid, et plutôt comparable à la crise financière (de 2008).
Selon notre scénario pessimiste, qui intègre des perturbations plus importantes de l'approvisionnement en gaz, nous projetons des niveaux de PIB qui reviennent à avant la pandémie et effacent donc tous les gains de la reprise avec des prix pétroliers qui restent élevés.
Pour l'Ukraine le déclin de 30% (du PIB) anticipé est dû au fait que la guerre prend place sur le territoire responsable de 60% du PIB. Le blé tend à être cultivé au sud et à l'est, là où a lieu la guerre, et il y a en plus des pénuries de carburant. En outre, 10% de la population ukrainienne est partie.
Pour la Russie, nous prévoyons une chute de PIB de 10%, soit l'équivalent de la contraction économique dans les pays occidentaux au plus fort du covid, ce qui est sévère.
Pour l'Ukraine, c'est probablement le pire déclin du PIB depuis la seconde guerre mondiale.
Q: Quelle est la situation en terme de sécurité alimentaire?
R: Je ne pense pas qu'il y ait de pénuries alimentaires. En général quand on observe des famines ce n'est pas dû à une pénurie d'aliments mais à leur distribution. Même si l'Ukraine et la Russie sont conjointement responsables de 35% des exportations mondiales, on peut acheter du blé des Etats-Unis par exemple.
Ce sont les prix élevés de l'alimentation qui rendent l'accès à l'alimentation difficile. Dans des pays comme le Maroc, l'Egypte et la Jordanie, la nourriture représente plus d'un tiers des paniers de consommation. Ces pays d'Afrique du nord sont (particulièrement affectés) car les prix des aliments augmentent et leurs devises se déprécient. Il y a en plus des subventions et c'est incroyablement coûteux pour les finances des gouvernements, au moment où elles sont déjà très fragilisées par le covid et les taux d'intérêt qui montent.
Certains gouvernements réagissent en abaissant les prix du carburant, parfois de l'alimentation. La bonne manière de le faire est de faire des transferts d'allocations aux ménages les plus pauvres. Mais abaisser les taxes (notamment sur l'essence, ndlr) pour tout le monde pèse sur les finances publiques et envoie les mauvais messages (en pleine urgence climatique, sans encourager à baisser la consommation de carburant, ndlr).
Q: Quel est l'impact de l'afflux de réfugiés dans les pays voisins?
R: La Moldavie a accueilli l'équivalent de 14% de sa population, la Pologne plus de 5%. En Pologne les réfugiés ont droit à des soins de santé gratuits, des allocations pour les enfants, des transports gratuits, l'école... Ca met une forte pression (sur les services publics).
Mais l'Europe de l'est vieillit très vite alors qu'elle n'est pas encore riche. Cet afflux de jeunes ukrainiens plutôt (diplômés) peut aider à résoudre cette situation. Nous savons d'expérience et de recherches académiques que les gens qui quittent leur pays ne sont pas les plus pauvres (car il faut des ressources pour faire le voyage, ndlr). Devenir réfugié est très risqué et demande beaucoup de courage, ce sont des gens qui ont un caractère entrepreneurial. Après un an ou plus dans un pays, ils intègrent la force de travail.
C'est vrai des Mexicains qui traversent le mur (au sud des Etats-Unis), ou des Syriens. Le niveau d'éducation des Ukrainiens est plus élevé en général que celui des Syriens par exemple et leur langue est similaire aux langues slaves, beaucoup d'Ukrainiens ont des racines polonaises et parlent déjà polonais. Les recherches montrent que les migrants augmentent les liens entre leurs pays d'accueil et d'origine ce qui augmente le commerce et l'investissement à long terme.
Menaces pour la sécurité alimentaire
La Berd souligne que ses prévisions sont soumises au risque de fortes révisions à la baisse en cas "d'escalade du conflit ou si les exportations de gaz ou autres matières premières de Russie deviennent plus restreintes".
L'organisation note aussi que les prix des matières premières et de la nourriture ont flambé ces derniers mois avec des cours du gaz à des records historiques en Europe, tandis que les prix de denrées essentielles comme le blé, le maïs ou le soja ont aussi bondi, menaçant la sécurité alimentaire dans de nombreux pays, en Afrique ou au Moyen-Orient notamment.
Cette flambée des cours alimentaire nourrit par ailleurs l'inflation, qui a atteint près de 12% dans la région en mars, au plus haut depuis fin 2008, en pleine crise financière. Une escalade des prix qui devrait être ressentie en priorité par les ménages les plus fragiles, qui consacrent une plus grande part de leur budget aux dépenses essentielles.
La Russie et l'Ukraine sont deux exportateurs majeurs de blé, maïs, colza et huile de tournesol. La Russie est en outre le premier fournisseur mondial d'engrais et de gaz.
"Beaucoup d'économies des régions de la Berd sont aussi très dépendantes du gaz dans leur mix énergétique", poursuit la banque, qui critique cependant certaines mesures de soutien gouvernementales face à la flambée des prix énergétiques.
Beata Javorcik explique notamment à l'AFP que les mesures de subvention directe de l'essence ou du chauffage sont très coûteuses pour les finances publiques et donnent le mauvais message en pleine transition énergétique.
Elle encourage plutôt à mettre en place des aides financières face à la crise du coût de la vie en ciblant précisément les ménages les plus vulnérables.
La Berd relève par ailleurs que l'invasion russe de l'Ukraine a entraîné les plus gros déplacements de population en Europe depuis la seconde guerre mondiale, avec "plus de 5 millions d'ukrainiens ayant quitté le pays" depuis la mi-avril.
Si à court terme cet afflux de réfugiés va peser sur les ressources des pays d'accueil, "à plus long terme il pourrait stimuler ces pays aux populations vieillissantes", conclut l'institut.