MANILLE: À la veille d'élections du 9 mai qui devraient permettre au fils du dictateur philippin Ferdinand Marcos d'accéder au palais présidentiel, les victimes du régime sont blessées et consternées, mais déterminées à reprendre leur combat.
"Dans d'autres pays, les dictateurs ont fini dos au mur. Cela n'est jamais arrivé" aux Philippines, a déclaré à l'AFP Bonifacio Ilagan, 70 ans, dans un musée commémoratif de la capitale Manille.
Ancien prisonnier politique, M. Ilagan, alors président de l'organisation de jeunesse communiste Kabataang Makabayan, a été capturé lors d'un raid en 1974, il a été détenu pendant deux ans dans les geôles de Marcos et torturé à plusieurs reprises.
Il se souvient des coups, des fers chauds qui lui brûlaient la plante des pieds et de la fois où ses geôliers ont essayé de lui enfoncer un bâton dans le pénis pour le forcer à parler.
Il se souvient aussi de l'enlèvement de sa sœur Rizalina et de son exécution extrajudiciaire présumée par les agents de Marcos.
Sa dépouille n'a jamais été retrouvée.
«Qu'est-on est devenus?»
Au cours de ses deux décennies au pouvoir, les forces de sécurité de Ferdinand Marcos ont tué, torturé, abusé sexuellement, mutilé ou détenu arbitrairement environ 70 000 opposants, estime Amnesty International.
Selon les estimations officielles, Marcos père, sa flamboyante épouse Imelda et leurs soutiens ont volé environ 10 milliards de dollars dans les caisses de l'État.
La fête a finalement pris fin en 1986 lorsqu'ils ont été chassés par la révolution "People Power" et envoyés en exil.
C'est après la mort du dictateur en exil à Hawaï aux Etats-Unis en 1989 que le clan Marcos est rentré aux Philippines, entamant son retour en politique.
"Qu'est-on est devenus?", s'interroge M. Ilagan, pour qui la renaissance des Marcos aujourd'hui est aussi douloureuse qu'insondable.
"Notre culture, notre psyché a été pervertie, au point que beaucoup d'entre nous ne voient pas la réalité, même face aux faits."
Après l'éviction du régime, les procès pour fraude fiscale et corruption ont traîné durant plusieurs décennies, et aucun membre de la famille n'a jamais été emprisonné.
Les efforts pour récupérer les biens de l'État pillés sont incomplets, laissant à la famille un vaste trésor de guerre pour restaurer ses réseaux d'allégeance.
Aujourd'hui, Imelda est en liberté sous caution pour une condamnation de 2018 concernant des fonds détournés et vit librement à Manille, la dépouille de son mari a été déplacée au cimetière des héros nationaux et plusieurs membres de la famille occupent des fonctions politiques.
A leur retour, "ils ont été accueillis comme si rien ne s'était passé", a déclaré Judy Taguiwalo, une autre militante anti-Marcos qui a été arrêtée et torturée à deux reprises.
Mme Taguiwalo estime que l'impunité qui a suivi la révolution et l'incapacité des gouvernements successifs de l'après-Marcos à améliorer la vie des Philippins ont constitué un terrain fertile pour une réécriture de l'histoire.
"Il ne suffit pas de changer la personne qui se trouve dans le palais présidentiel. L'important est d'avoir des changements substantiels pour la majorité du peuple", regrette-t-elle.
«Histoires inventées»
La campagne électorale actuelle a été soutenue par une vaste campagne de désinformation sur les réseaux sociaux présentant la dictature comme un "âge d'or" de paix et de croissance économique, qui a convaincu des millions de personnes, notamment une population trop jeunes pour avoir connu le régime.
"L'époque où son père était président était une ère très fructueuse", explique à l'AFP Alma Lisa Ecat, 20 ans, qui vote pour la première fois.
"Les Philippines étaient au sommet, pas comme aujourd'hui", dit-elle, ajoutant que les cas bien documentés d'exécutions extrajudiciaires, de torture et de disparitions étaient, au minimum, exagérés.
"Je pense que ces histoires sont inventées par certaines personnes qui n'aiment pas les Marcos", a-t-elle affirmé.
La réticence de Ferdinand Marcos junior à admettre l'histoire controversée de sa famille laisse craindre qu'il ne la répète.
"Marcos junior n'a pas reconnu publiquement les crimes de son père et le rôle de sa famille comme bénéficiaire directe de ces crimes", a déclaré Cristina Palabay, secrétaire générale du groupe de défense des droits de l'homme Karapatan.
Sa campagne a diffusé "d'innombrables mensonges historiques" sur ce qui s'est passé aux Philippines entre 1965 et 1986, a-t-elle affirmé.
Pour Bonifacio Ilagan, le tourbillon de désinformation et la résurgence de Marcos signifient un retour à contrecœur au militantisme.
"Je pense qu'il n'y a pas d'autre voie pour moi. J'ai passé les meilleures années de ma vie dans ce mouvement pour une transformation significative de notre société."
"Je ne peux pas revenir en arrière, ne serait-ce que pour la mémoire de ma sœur, en mémoire de mes amis qui ont sacrifié leur vie."