PARIS: Netflix, Google et consorts vont-ils devoir participer au financement des réseaux télécoms? La Commission européenne envisage une "juste contribution" des géants du numérique, principaux consommateurs en bande passante, au risque d'ébranler le principe de neutralité du net. Un projet réclamé de longue date par les opérateurs.
"Il y a une question que nous devons considérer avec beaucoup d'attention, c'est la question de la juste contribution aux réseaux de télécommunications", a affirmé cette semaine la vice-présidente de la Commission européenne, Margrethe Vestager.
"Parce que nous voyons qu'il y a des acteurs qui génèrent beaucoup de trafic permettant à leur activité d'exister, mais qui n'ont pas contribué à faire en sorte que ce trafic puisse fonctionner", a-t-elle ajouté lors d'une conférence de presse lundi.
Après l'adoption du projet européen de régulation sur les services et marchés numériques ("Digital Services Act", DSA; "Digital Markets Act", DMA), "c'est désormais l'un des principaux chantiers de notre espace numérique", a encore tonné son homologue au Marché intérieur, Thierry Breton, mercredi sur Twitter.
Selon plusieurs médias, un projet législatif dédié devrait être présenté "à la fin de l'année" par Bruxelles sur ce sujet.
La Commission répond ainsi à une demande récurrente des opérateurs, à l'image de l'appel commun lancé par les quatre plus grands opérateurs européens, Deutsche Telekom, Vodafone, Orange et Telefonica, en février dernier.
55% du trafic en ligne
L'Etno, le lobby européen des télécoms, a justement publié lundi une étude démontrant que les géants du web comme Facebook, Apple, Amazon, Microsoft et Netflix ont représenté à eux seuls 55% du trafic en ligne l'an passé, alors que les opérateurs ont investi plus de 500 milliards d'euros depuis dix ans au développement des réseaux nationaux.
L'association, qui déplore "peu ou pas de contribution financière au développement des réseaux" de la part de ces géants du web, plaide pour une contribution de 20 milliards par an pour "débloquer d'importantes opportunités".
Du côté des géants du net, le contre-argumentaire ne s'est pas fait attendre.
Selon la CCIA qui représente les industries des technologies de l'information et des communications, dont sont membres les "Gafa" (acronyme désignant Google, Amazon, Facebook et Apple), "les entreprises de la tech ont investi des centaines de milliards d'euros dans l'infrastructure internet dans la seule période 2014-2018", et contribuent à aider les opérateurs à éviter les congestions du trafic en développant de nouvelles technologies.
"Les opérateurs sont déjà rémunérés par leurs clients", a fustigé le vice-président du lobby Christian Borggreen.
"Ce serait comparable à une demande des distributeurs d'énergie de faire payer les fabricants de machine à laver pour l'énergie consommée par leurs produits, alors que celle-ci est déjà facturée au consommateur", a-t-il ajouté.
Neutralité du net
D'autres critiques venues d'associations européennes de défense des "droits numériques" s'inquiètent aussi d'un possible impact sur le principe d'égalité de traitement et d'accès des contenus en ligne, dit de "neutralité du net".
En septembre 2020, la Cour de justice de l'UE a considéré qu'un fournisseur d'accès ne peut pas privilégier certaines applications ou certains services en leur accordant un accès illimité, quand les services concurrents sont soumis à des mesures de blocage ou de ralentissement.
Mais faire payer davantage les géants du net, n'est-ce pas risquer aussi qu'ils exigent des compensations auprès des opérateurs télécoms?
"C'est certainement ça qui va se passer: il y aura des gens ordinaires qui ne payeront pas, dont les services seront lents, et d'autres qui auront les moyens et qui auront un accès privilégié. C'est clairement une menace pour la neutralité du net, sous couvert de justice", estime auprès de l'AFP Stéphane Bortzmeyer, ingénieur réseaux et spécialiste de l'internet.
"Le principe de neutralité du net est excellent" mais "la déclinaison pratique est compliquée", ajoute-t-il. "C'est assez difficile d'en faire une règle précise et applicable juridiquement".
Aux Etats-Unis, il fait l'objet d'âpres batailles depuis des années. L'administration Trump était par exemple revenue sur ce principe, voté deux ans auparavant sous la présidence de Barack Obama, en l'accusant de décourager les investissements dans de nouveaux services. Joe Biden peine désormais à le restaurer.
Le débat européen ne fait que commencer.