ANKARA: Les restrictions qui briment la liberté de la presse turque se sont retrouvés sous le feux des projecteurs lors de la visite d’un groupe de 11 figures internationales de défense de la liberté de la presse, du journalisme et des droits de l’homme. La visite a duré quatre jours.
La délégation s’est fondée sur ses réunions avec des journalistes turcs, des membres de la société civile, des parlementaires, des magistrats et des missions diplomatiques, pour publier ses premières conclusions le 14 octobre. Le document met l’accent sur le contrôle croissant de l'État sur les médias, le manque d'indépendance des organes de régulation, ainsi que les restrictions de la nouvelle loi sur les médias sociaux par rapport à la liberté d'expression.
Les enquêtes continues, l'emprisonnement de journalistes indépendants et les attaques qui compromettent la sécurité des représentants des médias sont également une source d’inquiétude, d’après la mission.
Mandatée par l'Institut international de la presse (IIP), la délégation compte des représentants de l'Article 19, l'Association des journalistes européens (AJE), le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (CELPM), la Fédération européenne des journalistes (FEJ), Human Rights Watch (HRW), Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa (OBC Transeuropa), PEN International, Reporters sans frontières (RSF), ainsi que l'Organisation des médias de l'Europe du Sud-Est (OMESE).
La Turquie est classée 154e sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2020 de Reporters sans frontières, qui évalue le niveau de liberté dont disposent les journalistes.
En septembre, pas moins de 64 journalistes ont comparu devant les tribunaux turcs pour un total de 38 procès.
Selon les données de Press In Arrest, une base de données indépendante qui comptabilise les procès de la presse, des journalistes turcs ont été condamnés à 7 chefs d’emprisonnement à perpétuité et à des peines de prison combinées allant jusqu’à 970 ans et 10 mois, et ce rien qu’en septembre. Les journalistes ont été notamment accusés de terrorisme, d'espionnage et d’outrage envers des représentants de l'État.
Le gouvernement a exclu les journalistes d'un programme de libération anticipée pour réduire la surpopulation carcérale pendant la pandémie, même si certains d'entre eux sont en proie à de graves problèmes de santé.
«Nous pouvons conclure sans équivoque que la censure et la crise de la liberté de la presse en Turquie empirent», a déclaré à Arab News, Scott Griffen, directeur adjoint de l'IIP.
«D'une part, les journalistes sont généralement arrêtés dans l’exercice de leurs fonctions, et d’autre part le système judiciaire est devenu un instrument pour sévir contre les critiques de l’État. Nous ne voyons aucune volonté politique des autorités de changer cela. Au contraire, de nouveaux problèmes émergent comme la prise de possession des médias par l'État, la censure numérique, et de nouvelles atteintes à l'indépendance judiciaire», a-t-il ajouté.
Griffen a souligné que quand les médias traditionnels ont été saisis par l’État, les médias sociaux et les plates-formes en ligne sont devenus des oasis de la liberté expression face aux outils de censure.
La nouvelle loi sur les réseaux sociaux, entrée en vigueur le 1er octobre, oblige les plates-formes telles que Twitter, YouTube et Facebook, et qui comptent plus d'un million d'utilisateurs locaux, à envoyer des rapports à l'Autorité turque des technologies de l'information et de la communication, contrôlée par l'État, sur les demandes de censure ou de blocage de l'accès au contenu en ligne.
La loi a suscité des inquiétudes parmi les groupes de défense quant à son utilisation potentielle pour censurer les journalistes indépendants qui voient dans ces plateformes une petite fenêtre à travers laquelle ils peuvent encore exercer leur métier.
Avec la nouvelle loi, les serveurs d’internet ou les moteurs de recherche doivent immédiatement exécuter les décisions de blocage d'accès des autorités. Les entreprises de médias sociaux sont tenues de désigner un représentant en Turquie et de stocker les données des utilisateurs sur des serveurs locaux. Cette dernière mesure donne au gouvernement plus de moyens de museler les critiques féroces et de bloquer l'accès aux sites tels que Twitte, et que les Turcs utilisent de plus en plus pour suivre les informations qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement.
« La loi turque sur les réseaux sociaux menace d’inaugurer une nouvelle ère de censure numérique. Nous constatons également l'utilisation croissante d'organes de régulation, comme le Haut Conseil de la radio et de la télévision (RTUK), qui sont censés être indépendants mais sont plutôt des instruments de l'État, pour punir les critiques et les médias en ligne en particulier », a déclaré Griffen.
La délégation internationale a également attiré l'attention sur la pression croissante exercée sur le pouvoir judiciaire, en particulier sur la Cour constitutionnelle turque, dernier rempart de la liberté de la presse, qui est garantie par la Constitution.
Le plus haut tribunal fait l'objet de vives critiques de la part des responsables du gouvernement qui ont appelé à une réorganisation de l'institution, afin qu'elle s'intègre dans le système présidentiel exécutif. Une telle mesure limiterait inévitablement son statut indépendant.
Selon Griffin, si la cour s’effondre sous la pression, ce serait un coup dur pour la démocratie et l'état de droit en Turquie.
La mission internationale a également rencontré le Département des droits de l'homme du Ministère de la justice lors de sa visite à Ankara.
Cependant, les membres de la mission n'ont vu aucune volonté politique de la part des autorités gouvernementales de réparer les dommages que la répression de la liberté de la presse a causés à la démocratie en Turquie, a affirmé Griffen.
«Nous ne voyons pas encore la volonté de mettre fin aux attaques incessantes contre les journalistes et leurs familles, ou de mettre fin à l'influence politique sur le pouvoir judiciaire et ramener la Turquie dans le club des pays qui respectent l'état de droit», a-t-il ajouté.
Le 7 octobre, un tribunal d'Istanbul a déclaré «fugitif» le journaliste opposant en exil Can Dundar, l’ancien rédacteur en chef du journal Cumhuriyet, et a ordonné la saisie de ses biens. Dundar s'est enfui en Allemagne il y a près de quatre ans. Il a est accusé de soutenir un groupe terroriste.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com