PARIS: Marine Le Pen et Emmanuel Macron "jouent très gros" mercredi, la première pour corriger son "débat catastrophique" d'il y a cinq ans, le second pour s'adresser à un "électorat de gauche", estime le sociologue et spécialiste de communication politique Philippe Riutort.
Q: Exagère-t-on l'importance du débat d'entre-deux tours ?
R: "Ces débats ne provoquent pas d'importants mouvements de voix. C'est surtout important quand l'écart entre les deux candidats semble très faible.
Cette fois, les deux jouent très gros. Marine Le Pen doit corriger son débat catastrophique d'il y a cinq ans et Emmanuel Macron envoyer des signaux à l'électorat de gauche. Je pense qu'Emmanuel Macron va être technique, jouer la crédibilité et tenter de la faire parler du programme du RN dont on a finalement assez peu parlé jusqu'ici.
Elle sera probablement plus dans la généralité, en accusant Emmanuel Macron d'être le président des riches et en se présentant comme la candidate du peuple.
Le débat de 1974 entre Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand est considéré comme le plus important parce que l'écart entre les deux était très très faible. Quand l'élection semble jouée d'avance, il ne fait en revanche que confirmer des tendances, comme en 1995 entre Jacques Chirac et Lionel Jospin où on avait assisté à un débat très policé."
Le débat de 2017, un traumatisme à surmonter pour Marine Le Pen
"Terrible". Le débat télévisé que Marine Le Pen a admis avoir "raté" face à Emmanuel Macron en 2017 a déçu ses militants et reste une épreuve que la candidate RN à la présidentielle entend relever mercredi devant le même adversaire.
C'est le "plus gros échec" de ma carrière politique, avoue même la dirigeante d'extrême droite au youtubeur Guillaume Pley dans un entretien diffusé vendredi.
"Ils sont là, dans les campagnes, dans les villes (...) les envahisseurs". Avec force geste, le 3 mai 2017 devant quelque 16,5 millions de téléspectateurs, Marine Le Pen dénonce les critiques de son adversaire à l'encontre de ses électeurs.
Cette séquence est restée dans les mémoires comme une des plus malheureuses pour la candidate, qui, perdue dans ses fiches, s'est aussi emmêlée les pinceaux sur les dossiers SFR et Alstom ou sur l'euro.
"Cette phrase, ça été terrible", se souvient au meeting d'Avignon jeudi une électrice RN, Agnès Marchietti, commerçante à la retraite.
Drapeau tricolore sur les épaules, Noémie Bouvier, 40 ans, dit avoir été alors "très en colère". "Je me suis dis +mais pourquoi elle se tire une balle dans le pied+, et je me suis même demandée si elle ne l'avait pas fait exprès".
L'eurodéputée RN Virginie Joron, tout en assurant ne pas comprendre la déferlante" de critiques le lendemain, "n'a pas aimé tous ces dossiers" que Marine Le Pen avait emmenée sur le plateau face à un Emmanuel Macron s'exprimant souvent sans notes.
Q: Les chaînes d'info en continu et les réseaux sociaux ont-ils changé la nature de ces débats ?
R: "Oui. Désormais, il y a un débat sur le débat, avant et après. On sait quel journaliste est récusé - ici Anne-Sophie Lapix - on connaît les préparatifs et toutes les coulisses. Pendant le débat, chaque camp sort les +punchlines+ de son champion sur les réseaux, puis assure qu'il a gagné. Mais ces débats sur le débat ne concernent que des gens très intéressés par la politique, qui sont finalement assez peu nombreux.
L'exercice lui-même rappelle que la télévision est le média dominant et majoritaire. Ca reste un moment extrêmement fédérateur (pour les audiences).
C'est important pour ce que cela produit en termes d'image, de respectabilité, dans une élection tout de même très personnalisée.
Un président sortant a souvent tendance à insister sur les questions techniques. Ca avait été le cas en 1974 quand Valéry Giscard d'Estaing parlait d'inflation et de taux de change à François Mitterrand, qui avait la réputation d'être mauvais en économie."
Les duels TV d'entre-deux-tours: grands moments et petites phrases
Du "monopole du coeur" de Valéry Giscard d'Estaing au débat "raté" par Marine Le Pen, en passant par les "Moi, président" de François Hollande, retour sur les débats télévisés d'entre-deux-tours, temps forts depuis 1974 des campagnes présidentielles.
«Le monopole du coeur»
Le premier débat, le 10 mai 1974, est suivi par environ 25 millions de téléspectateurs, d'après des estimations.
Un échange entre Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, candidat de la gauche, marque les esprits. A ce dernier qui affirme, à propos de la répartition de la croissance, que "c'est une affaire de cœur et non pas seulement d'intelligence", VGE répond: "Vous n'avez pas le monopole du cœur." Dix-sept jours plus tard, VGE fait son entrée à l'Elysée.
«Pas votre élève»
Le 5 mai 1981, quelque 30 millions de téléspectateurs sont devant l'écran. Face au président Giscard d'Estaing, M. Mitterrand, très à l'aise, prend sa revanche.
A celui qui le présente comme "l'homme du passé", le socialiste lance: "Vous êtes l'homme du passif." VGE l'accuse d'avoir "géré le ministère de la parole" tandis qu'"il gérait la France". Il lui demande de donner le cours du deutschemark.
"Je n'aime pas vos méthodes. Je ne suis pas votre élève. Ici, vous n'êtes pas président de la République, mais mon contradicteur", lui rétorque M. Mitterrand, qui sera élu le 10 mai.
Q: Les petites phrases fonctionnent-elles toujours autant que par le passé ?
R: "Ca marche encore davantage avec les réseaux sociaux. Les petites phrases, c'est ce qu'il va rester avec le rabâchage des chaînes d'info en continu et des réseaux. Il faut être bon comédien et ne pas montrer qu'elles ont été préparées avec vingt-cinq conseillers en communication.
On sait depuis les années 60 aux Etats-Unis que chaque candidat s'entraîne face à un sparring-partner, qui joue son adversaire, avant le débat.
La confrontation de 1960 ente Richard Nixon et John Fitzgerald Kennedy est présentée comme un débat marquant: on dit que Nixon l'avait mal préparé, jusqu'à arriver sur place mal rasé...
En France, en 2017, Marine Le Pen avait réalisé un débat catastrophique car elle avait sorti tous ses arguments en cinq minutes et de façon assez excessive. Ca tombait un peu à plat."
Q: Quels sont les débats les plus réussis de la Ve République ?
R: "Difficile à dire. Pour parler d'un débat récent, on peut citer François Hollande face à Nicolas Sarkozy en 2012. Beaucoup de journalistes pensaient que la bête médiatique Sarkozy allait bouffer Hollande.
Et finalement, ce qu'il reste c'est cette longue tirade "Moi président" de François Hollande sans être interrompu, une anaphore grâce à laquelle le candidat socialiste s'approprie ce qu'est une présidence et impose sa vision à son concurrent, alors que c'est Nicolas Sarkozy qui était le sortant...
C'est l'inverse de 1988, quand le président sortant François Mitterrand avait rappelé à Jacques Chirac son statut de Premier ministre. Il allait de soi qu'il allait gagner cette élection mais il avait aussi gagné en termes d'image en jouant cette carte du président rassembleur."
Le débat d'entre-deux tours, un exercice très cadré avec des journalistes «speakerine»
Animer le débat d'entre-deux tours est certes prestigieux mais cela n'est pas l'exercice rêvé pour les journalistes, réduits au rôle de "speakerines", estiment Nathalie Saint-Cricq et Christophe Jakubyszyn, arbitres du premier duel Macron-Le Pen en 2017.
Dans un entretien croisé à l'AFP, les deux anciens chefs des services politiques, France 2 pour la première, TF1 pour le second, prédisent un match retour serré de cet affrontement, dont ils ne gardent pas le meilleur souvenir journalistique.
Choisis à l'époque au dernier moment par leur chaîne respective --notamment pour une question de parité homme-femme--, tous deux insistent sur le caractère extrêmement "contraint" de l'exercice qui laisse peu de marge aux interviewers.
"J'ai eu plus l'impression d'être une speakerine qu'un journaliste", avoue Christophe Jakubyszyn, aujourd'hui à BFM Business. "Vous êtes dans un rôle de maîtres des horloges et passeurs de parole", renchérit Nathalie Saint-Cricq, toujours à France 2.
"L'exercice est très préparé en amont avec les équipes des candidats: les thématiques, l'ordre dans lequel elles vont être abordées", explique M. Jakubyszyn.
"Il est même codifié qui prend la parole en premier", indique Mme Saint-Cricq: quand un candidat répond d'abord à une question et son adversaire ensuite, c'est dans le sens inverse la fois d'après.