ANKARA: La répression pratiquée dernièrement contre le Parti démocratique du peuple pro-kurde (HDP) de Turquie a soulevé des inquiétudes concernant les motivations sous-jacentes du gouvernement et la menace adressée aux partis d’opposition.
Quatre membres du HDP - dont Sevin Alaca, l’adjoint-maire de la province orientale de Kars - ont été arrêtés le 8 octobre en raison des manifestations de 2014, portant à 16 le nombre d'arrestations récentes suite à cet incident.
Les personnes arrêtées sont accusées d’inciter aux manifestations anti-gouvernementales dans les provinces du sud-est en octobre 2014 en réaction au siège par Daech de la ville frontalière, en grande partie kurde de la Syrie, Kobané. Les manifestants auraient prétendu que le gouvernement turc n'avait pas protégé Kobané contre Daech.
Certains considèrent les récentes arrestations comme une tentative du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie d’affaiblir le HDP, qui a obtenu 13% des voix lors des dernières élections générales.
S'adressant à Halk TV le 7 octobre, le coprésident du HDP, Mithat Sancar, a affirmé que le coût politique pour le gouvernement de la fermeture du HDP serait trop élevé car le gouvernement fait l’impossible pour que le parti ne puisse pas fonctionner correctement.
Acteur inefficace
« La Cour constitutionnelle subit de plus en plus de pressions ces derniers jours et elle est surtout menacée », a-t-il déclaré. « Par conséquent, nous ne serions pas surpris par la fermeture du HDP. Mais le gouvernement ne veut pas emprunter cette voie pour le moment, car cela aurait un coût politique nuisible qui déclencherait des réactions tant au niveau mondial que national. C'est pourquoi le gouvernement adopte une méthode moins dommageable en faisant du parti un acteur réellement inefficace.
Berk Esen, un analyste politique de l'Université Sabanci d'Istanbul, a déclaré à Arab News qu'il y avait plusieurs raisons pour lesquelles le gouvernement ne fermerait pas tout simplement le HDP, la principale étant qu'il ne veut pas créer un précédent pour les interdictions de parti, qui ont extrêmement nui au mouvement islamiste dans le passé.
Interdire un parti entraînerait probablement une violente réaction contre le gouvernement turc de la part de l'Union européenne, a ajouté Esen. Le président du parti de la gauche suédoise s’était rendu au siège du HDP à Ankara le 6 octobre, à la tête d’une délégation venue exprimer ses inquiétudes concernant les actions de réduire au silence le HDP, ce qui serait, selon le parti suédois, « une grande perte » pour laTurquie.
« Garder le HDP fonctionnel mais gravement affaibli permet au gouvernement de conserver l'image d'un régime démocratique en Turquie, même si le système politique ne satisfait pas les exigences démocratiques minimales », a déclaré Esen.
Esen a ajouté que le HDP sert également de point de ralliement pour l'alliance du parti au pouvoir et de son partenaire, le Parti du mouvement nationaliste (MHP) d'extrême droite et contribue à maintenir les électeurs ultra-nationalistes derrière l'administration du président Recep Tayyip Erdogan. « En outre, le gouvernement n'a pas besoin de dissoudre le parti pour limiter ses opérations. Il a déjà nommé des administrateurs par intérim dans la plupart des municipalités contrôlées par le HDP et il arrêté des centaines de ses responsables, y compris son ancien chef », a-t-il déclaré.
Lors des élections locales de 2019, le HDP - le troisième plus grand parti de Turquie - a remporté 65 municipalités dans tout le pays, mais seuls six de ses 65 maires restent en fonction; les autres ont été destitués sous des accusations liées au terrorisme et leurs postes ont été occupés par des bureaucrates nommés par le gouvernement. « Le HDP a été durement touché par la répression du gouvernement et doit faire face à d’énormes défis organisationnels dans les mois à venir. À ce stade, sa résistance dépend principalement des urnes, où ses fidèles électeurs continuent, encore et encore, à le soutenir », a déclaré Esen.
Pour Sinem Adar, associée au Centre d'études appliquées sur la Turquie (CATS) de l'Institut allemand des affaires internationales sécuritaires, la dernière répression contre le HDP correspond à une tendance générale en place depuis les élections de juin 2015 en Turquie: une attaque systématique par le parti d'Erdogan contre toute représentation politique kurde.
« Cette tendance s’est traduite par une variété de méthodes, telles que la suppression de l'immunité parlementaire des représentants kurdes, leur criminalisation et leur exclusion systématique des processus politiques, jusqu’au remplacement des maires élus par des administrateurs nommés par le gouvernement, » a-t-elle déclaré à Arab News.
« Les factions nationalistes au sein de l'appareil de sécurité s’inscrivent désormais dans cette tendance surtout après l'échec de la tentative de coup d'État en 2016, et a la lumière des développements dans le nord de la Syrie, avec les interventions militaires turques, la classe dirigeante est déterminée à étouffer la représentation et la participation politique des kurdes, » a -t- elle ajouté.
Les autres partis d'opposition craignent également que ce qui est arrivé au HDP ne leur arrive. « Nous devons nous dresser contre toutes les injustices, quel que soit le parti, qui les subit », a déclaré Hasan Subasi, un député du parti IYI Good le 6 octobre lors d'un discours télévisé, tout en affirmant qu'un parlement turc sans le HDP ne représenterait nullement la Turquie et serait « anti-démocratique ».
Selon Adar, violer les droits politiques des membres du HDP est une tactique que le gouvernement utilise pour creuser un fossé entre le HDP et les partis d’opposition notamment le Parti républicain du peuple (CHP). « Après tout, les élections de mars 2019 ont clairement montré que les Kurdes sont devenus des faiseurs de rois », a-t-elle déclaré.
Adar a ainsi constaté que la répression pourrait également s’inscrire dans la tactique de « diviser pour régner » adoptée par le gouvernement envers le CHP lui-même.
« Le CHP est connu pour inclure diverses factions qui pourraient ne pas être nécessairement d'accord les unes avec les autres sur la manière dont la question kurde devrait être traitée. La répression systématique du HDP peut également être un moyen d’alimenter les différences existantes au sein du CHP », a-t-elle déclaré.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com