DUBAÏ: La photographe et militante Lana Haroun, 34 ans, était à Khartoum en 2019, à l'épicentre de la révolution au Soudan. Elle a contribué à documenter la rage et l'optimisme du mouvement qui a mis fin au règne de 30 ans du dictateur Omar al-Bachir en avril de la même année.
Comme des milliers de Soudanais qui rêvaient depuis longtemps d'un changement politique, Haroun était pleine d'espoir lorsque le pays a ensuite entamé une transition difficile vers un régime civil démocratique. Ces espoirs se sont cependant vite mués en désarroi.
Abdalla Hamdok, un diplomate respecté de l'ONU, nommé Premier ministre en août 2019, a offert un espoir de paix et de prospérité au pays. Mais avec une économie en crise, le Soudan a rapidement commencé à manquer de nourriture, de carburant et de médicaments.
Tout en reconnaissant les difficultés découlant des mesures d'austérité adoptées, Hamdok a émis l'espoir que leur impact positif se ferait bientôt sentir.
Cependant, les manifestations de rue quotidiennes devenant de plus en plus violentes, Haroun décide qu'il est temps de quitter le pays. En novembre 2020, elle plie bagage avec sa famille et s'installe à Dubaï, où elle travaille désormais pour une entreprise pétrolière.
«La situation économique était très mauvaise au Soudan et il y a beaucoup de choses que je voulais faire dans ma vie», raconte-t-elle à Arab News. «Je devais partir.»
La transition démocratique du Soudan s'est interrompue en octobre 2021 et le renversement du gouvernement Hamdok par le coup d'Etat du général Abdel Fattah al-Burhan.
En réponse à la condamnation internationale qui a suivi, les militaires ont proposé un accord de partage du pouvoir et réintégré Hamdok au poste de Premier ministre en novembre. Cet accord s'est toutefois avéré impopulaire auprès des groupes pro-démocratiques, ce qui a conduit Hamdok à démissionner le 2 janvier.
«Personne ne sait ce qui va se passer maintenant», explique Haroun. «Beaucoup de gens quittent le Soudan parce qu'ils ont peur de perdre leur vie, pas seulement parce qu'il n'y a pas de nourriture ou d'argent, mais parce qu'ils ont peur d'être tués».
«Le Soudan est aujourd'hui pire qu'à l'époque de Bachir. Nous n'avons pas ce dont nous avons besoin pour vivre normalement et le nombre de personnes tuées est plus élevé que jamais.»
Dans une allocution télévisée après sa démission, Hamdok a déclaré que le pays se trouvait dans un «tournant dangereux qui menace toute sa survie». Ce n'était pas exagéré ; avec une inflation croissante, des pénuries de produits de base et des troubles meurtriers à Khartoum, les perspectives ont rarement été aussi sombres.
«Le Soudan est malheureusement passé de la grâce d'être une rare histoire positive dans la Corne de l'Afrique à tomber aux mains d'un autre régime militaire», a déclaré à Arab News Mohammed Osman, ancien journaliste soudanais et spécialiste indépendant de la région.
«C'est l'histoire qui se répète pour la troisième fois depuis l'indépendance du pays. Mais cette fois, c'est une combinaison poignante de tragédie et de farce.»
Un défi majeur pour les observateurs internationaux est le manque d'informations fiables provenant de l'intérieur du Soudan, en grande partie du aux fréquentes coupures d'internet.
Parmi les personnes visées figurent les membres du Comité pour le démantèlement du régime du 30 juin 1989.
Par conséquent, la responsabilité des meurtres de manifestants - qu'ils soient le résultat de luttes intestines entre factions, de la criminalité ou d'un ciblage délibéré par les redoutables Forces de soutien rapide - est difficile à établir.
«Personne ne sait qui tue dans les rues», explique Haroun, qui tente de suivre les événements du mieux qu'elle peut depuis son exil auto-imposé à Dubaï.
«C'est de la folie. Mais il est sûr que ces tueries sont le fait des militaires eux-mêmes, car ce sont eux qui mènent la danse au Soudan maintenant.»
Depuis octobre, la valeur de la livre soudanaise s'est dépréciée de façon alarmante, aggravant la pression inflationniste. Le retrait du Soudan en 2020 de la liste américaine des États soutenant le terrorisme était censé stimuler les flux financiers susceptibles de favoriser la croissance. À tous égards, cet avantage a été gâché.
«L'économie avait déjà du mal à se redresser», détaille Osman. «Maintenant, ce coup d'État a aggravé sa situation, rendant la vie à Khartoum très difficile. Beaucoup de gens n'ont plus d'argent et tentent de quitter le pays.»
Selon le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires, environ 14,3 millions de personnes au Soudan, soit près d'un tiers de la population, auront besoin d'une aide humanitaire cette année - soit environ 0,8 million de plus que l'année dernière.
Pour compliquer encore les choses, les litiges concernant les terres, le bétail, l'accès à l'eau et aux pâturages ont déclenché, depuis octobre 2021, un pic d'affrontements tribaux, de pillages et de viols dans la vaste région aride du Darfour.
Le Programme alimentaire mondial a suspendu ses opérations à la suite du pillage de ses entrepôts dans l'État du Nord-Darfour, un acte qui a «privé près de deux millions de personnes de la nourriture et du soutien nutritionnel dont elles ont désespérément besoin», a déclaré l'agence.
Bien que le conflit principal du Darfour se soit apaisé, les parties du Darfour qui bordent le Tchad sont truffées d'armes et abritent la plupart des trois millions de personnes déplacées du Soudan.
«La situation à court et moyen terme est très sombre», explique Rachid Abdi, analyste de la Corne de l'Afrique au think tank Sahan Research, basé à Nairobi. «L'armée, retranchée, a refusé toute idée de résolution. Ils veulent une solution selon leurs propres conditions.»
«Je pense qu'ils comprennent qu'ils ne poursuivront pas la stratégie de Bachir et espèrent qu'un gouvernement militaire sera acceptable à long terme.»
Mais Abdi pense que le public soudanais n'acceptera pas ce statu quo, donc les chefs de l'armée veulent probablement établir une administration civile qui soit faible et qu'ils puissent contrôler. Si tel est le schéma de l'armée, il est peu probable, selon lui, que l'opinion publique soudanaise l'accepte.
«Ils espéraient que Hamdok sera la personne capable de conduire le pays vers des jours meilleurs», indique-t-il. «Je pense qu'il s'est retrouvé piégé par les militaires, qu'il n'a pas pu manœuvrer et qu'il a fait ce qu'il fallait, à savoir démissionner.»
Le 26 janvier, les clivages au sein de la société soudanaise ont semblé se creuser davantage lorsque des milliers de manifestants pro-militaires se sont rassemblés devant le bureau de Khartoum de la Mission intégrée d'assistance à la transition des Nations unies au Soudan (UNITAMS), exigeant la fin de «l'ingérence étrangère» et le «retour au pays» du représentant spécial des Nations unies pour le Soudan, Volker Perthes.
Perthes, qui a été nommé à la tête de l'UNITAMS en janvier 2021, a tenté d'amener les parties prenantes soudanaises à la table des négociations pour discuter d'une solution politique pacifique et relancer la transition démocratique.
Selon lui, l'ONU elle-même «ne présentait aucun projet, aucune ébauche ou vision en vue d'une solution.» Mais le gouvernement soudanais dirigé par l'armée a rejeté ses efforts, affirmant qu'il devait travailler en tant que «facilitateur et non médiateur.»
Dans le même temps, les manifestants anti-coup d'État, majoritairement jeunes, ont continué à défiler dans les rues de Khartoum, où ils se heurtent régulièrement aux forces de sécurité dans le cadre d'une répression féroce des dissidents. Depuis le coup d'État, au moins 79 personnes ont été tuées et des centaines d'autres blessées.
La tâche colossale de rétablir la transition démocratique incombe à une population qui en a assez des incessants conflits internes, des déplacements de population et de la paupérisation.
«Les manifestations ne se déroulent pas seulement à Khartoum, mais aussi au Darfour et dans d'autres régions du pays», déclare Erika Tovar Gonzalez, coordinatrice de la communication et de la prévention au Comité international de la Croix-Rouge depuis la capitale soudanaise.
Il en résulte deux visions a priori irréconciliables, avec le sort de la nation suspendu dans la balance.
«Même les partis politiques soudanais qui auraient été prêts à accorder le bénéfice du doute à Al-Burhan pour des raisons pragmatiques sont plus prudents maintenant», ajoute Gonzalez.
«Parce qu'une fois qu'ils s'allient avec les militaires, ils nuisent à leur crédibilité et n'obtiennent aucun soutien de la part du public. Al-Burhan est devenu un allié plus toxique.»
Les experts estiment donc qu'il est peu probable qu'Al-Burhan et les militaires puissent maintenir leur emprise sur le pouvoir.
«Je ne pense pas que la (stratégie) militaire soit claire», enchérit Abdi. «On peut spéculer que les militaires sont conscients qu'ils ne seront pas acceptés, mais ce qu'ils essaient de faire, c'est de gagner du temps pour concrétiser leur promesse de sortie.»
Pour Osman, les militaires ont mal calculé la tournure que prendraient les événements après le coup d'État d'octobre dernier.
«Qui leur donnera de l'argent maintenant ?», demande-t-il. «L'aide occidentale est suspendue. Les pays du Golfe ne leur donneront pas assez d'argent. Vous ne pouvez pas stabiliser un régime sans argent. Les militaires se sont tiré une balle dans le pied. La situation économique ne peut qu'empirer s'ils poursuivent ce coup d'État.»
D'après lui, «Il n'y a aucun espoir de compromis politique si l'armée ne met pas d'abord fin à sa répression meurtrière des manifestations.»
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com