ANKARA : Depuis des semaines, Fatih Yüksel court les pharmacies d'Ankara. Comme des milliers de Turcs, il cherche désespérément à mettre la main sur des médicaments qui ont disparu du marché avec l'effondrement de la livre turque.
"Parfois je n'arrive pas du tout à trouver mes médicaments et mon état empire. C'est très douloureux", explique cet homme de 35 ans qui souffre depuis neuf ans de la maladie de Behçet, une pathologie auto-immune rare caractérisée par de violents maux de tête.
"C'est alors très difficile, mais je dois continuer à travailler", ajoute-t-il.
Le secteur médical est l'un des plus gravement touchés en raison de sa dépendance aux importations, alors que la monnaie nationale s'écroule.
Toute une gamme de médicaments destinés à traiter des maladies comme le diabète, les cancers ou même un simple rhume sont devenus introuvables dans les 27 000 pharmacies en Turquie.
La livre turque a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis le début de l'année par rapport au dollar. Elle est même en chute libre depuis la déclaration le mois dernier d'une "guerre d'indépendance économique" par le président Recep Tayyip Erdogan.
Ignorant les théories économiques classiques, le chef de l'Etat turc impose à la Banque centrale de baisser régulièrement les taux d'intérêt, encourageant ainsi une inflation qui a dépassé les 21% sur l'année.
Vendredi, le taux de change de 9,6 livres début novembre frôlait les 17 livres pour un dollar.
«Déni de réalité»
"La Turquie traverse une crise du médicament. De nombreux fournisseurs se sont retirés du marché parce qu'ils commençaient à perdre de l'argent, le ministère de la santé continuant de les payer avec un cours du dollar arrêté à 4 livres", explique Vedat Bulut, secrétaire général de l'Union des médecins de Turquie.
Selon M. Bulut, plus de 700 médicaments sont aujourd'hui introuvables et la liste s’allonge de jour en jour. Mais les autorités turques nient l'existence de la crise.
"Les nouvelles évoquant la pénurie de médicaments ne reflètent pas la réalité", martelait la semaine dernière le ministre de la Santé Fahrettin Koca, accusant les entreprises pharmaceutiques de tenter de vendre "chers" leurs produits.
"C'est un déni de réalité", rétorque M. Bulut qui explique que la même crise touche aussi le matériel médical, indispensable aux interventions chirurgicales.
"De nombreuses opérations sont aujourd'hui suspendues. La santé de nos citoyens est en danger", s'alarme-t-il.
«De l'huile sur le feu»
Face au désespoir des patients qui les sollicitent pour dénicher des médicaments introuvables, les pharmaciens appellent le gouvernement à réévaluer le prix des médicaments au moins trois fois par an.
"La situation s'est détériorée à cause de la chute de la livre turque. Imaginez un feu sur lequel on verse de l'huile... C'est ce qu'on est en train de vivre", explique Taner Ercanli, président de l'Ordre des pharmaciens d'Ankara.
Mais relever aujourd'hui les prix des médicaments importés ne suffira pas forcément.
La pandémie ayant provoqué une hausse des prix des matières premières, les traitements produits en Turquie en sont eux aussi affectés.
Les producteurs locaux réclament donc au gouvernement que les retards de paiement tiennent compte du taux de change actuel et non du taux convenu à l'époque. Les associations patronales préviennent que certaines entreprises devront mettre la clé sous la porte si elles n'arrivent pas à compenser leurs pertes.
«Situation misérable»
Les médicaments introuvables sont parfois ceux qui étaient autrefois si répandus sur le marché, comme les sirops pour enfant contre la toux.
Emin Durmus, 62 ans, en a fait l'expérience amère lorsqu'il en a cherché, en vain, pour son petit-fils âgé de 5 ans.
"Nous sommes dans une situation misérable. J'espère que les responsables nous entendent", se lamente-t-il.
Erkan Ozturk, qui dirige un centre de santé à Ankara, se débat aussi contre le manque de médicaments contre la fièvre et les nausées, ou les antidouleurs.
"Nous rencontrons de sérieuses difficultés pour trouver des injections pour faire baisser la fièvre des enfants", explique-t-il.
Lorsque le réseau d'entraide des hôpitaux est impuissant à répondre, il doit administrer des médicaments par voie orale ou faire appel à des compresses froides, qui agissent plus lentement que les injections.
Le pharmacien Gokhan Bulmus voit la crise s'empirer.
"Il nous reste de moins en moins de médicaments contre le diabète, l'hypertension, l'asthme ou les pneumonies", s'inquiète-t-il.
"On va vers une pénurie générale. Ce qui reste aujourd'hui, ce sont les derniers médicaments: après, on ne pourra pas les remplacer", affirme-t-il.