DUBAΪ: Au cours des années 1980, la cinéaste et artiste Joana Hadjithomas correspondait avec sa meilleure amie, Corinne, à Paris, depuis la capitale Beyrouth déchirée par la guerre. «Nous nous sommes écrit tous les jours de 1982 à 1988», explique Joana Hadjithomas. «Nous avons enregistré des cassettes, écrit des lettres, composé des cahiers, et ce qui est très intéressant, c'est qu'ils étaient très précis. Je pouvais lire tous les événements au fur et à mesure qu'ils se produisaient.»
Il n'y avait pas de service postal au Liban à l'époque, donc le père de Corinne emportait les cahiers et les agendas avec lui chaque fois qu'il rendait visite à sa famille en France. À son retour, il rapportait les cassettes et les cahiers de sa fille et les remettait à Joana Hadjithomas. Ces échanges ont duré six ans avant que les amies ne finissent par perdre le contact. Puis, vingt-cinq ans plus tard, elles se sont rencontrées à nouveau lors du vernissage de l'exposition intitulée «Lebanese Rocket Society» de Joana Hadjithomas et de son mari, Khalil Joreige. Elles finiront par se rendre mutuellement leurs archives personnelles.
C'est alors que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, qui travaillent ensemble depuis 1997, ont réalisé que ces archives devaient être transformées en film. Ils en ont donc extrait des éléments, notamment des sons et des phrases, les ont combinés avec les photographies du Liban de Khalil Joreige dans les années 1980 et en ont fait un récit de fiction.
Ce récit est centré sur Maia, une mère célibataire de Montréal, et sa fille Alex, qui sont toutes deux soudainement confrontées aux souvenirs du passé de Maia à l'adolescence pendant la guerre civile libanaise.
«Ce qui était important, pour nous, c'était que Joana se rende compte qu'elle se souvenait de quelque chose de différent de ce qu'il y avait dans ses cahiers», explique Khalil Joreige. «Sa mémoire avait changé. Alors c'est soudain devenu très intéressant de regarder ces archives à travers les yeux d'une jeune fille qui vit au Canada et qui imagine les années 1980, imagine la guerre, imagine le Liban, sans aucune référence. Et en regardant en secret les cahiers de sa mère, elle se met à fantasmer sur ce passé.»
Pour Joana Hadjithomas, ce sont les détails qui ont changé. «Vous vous souvenez de votre vie, bien sûr, mais vous pensez que vous vous entendiez très bien avec un membre de votre famille, ou que vous aviez fumé votre première cigarette à 15 ans, mais vous découvrez ensuite que ce n'est pas tout à fait vrai», précise-t-elle. «Je ne pouvais pas me mentir, car les cahiers sont très clairs. J'avais une idée très précise de tout ce que je voulais dire.»
Le résultat du travail du duo est Memory Box, une coproduction libanaise, française et canadienne qui a fait sa première mondiale au Festival international du film de Berlin plus tôt cette année et qui fait partie de la catégorie «Arab Spectacular» du premier Red Sea International Film Festival ce mois-ci.
«L'un des sujets principaux de notre travail est l'écriture – ou la réécriture – de l’Histoire; la façon dont nous reconstruisons les représentations du passé», explique Joana Hadjithomas. «Nous avons donc pensé qu'il était très intéressant de travailler autour de ces thématiques dans le film. Que transmettez-vous de vos propres histoires et de votre propre adolescence à vos enfants? Comment se fait cette transmission? Mais aussi, comment l’Histoire s'écrit et en quoi toutes ces anecdotes et petites histoires peuvent être utiles pour comprendre l’Histoire. Car dans les cahiers, vous avez le contexte historique mais vous n'avez pas l’Histoire en soi. Vous ne comprenez pas les événements liés à la guerre, mais vous comprenez la vie quotidienne.»
«C'est-à-dire que dans les cahiers, vous ne comprenez rien à la guerre», ajoute Khalil Joreige. «Vous comprenez l'intensité – cette volonté de vivre, de pouvoir faire la fête malgré tout.»
«C'était quelque chose de vraiment intéressant», poursuit Joana Hadjithomas. «Il ne s'agissait pas d'un traumatisme; il s'agissait d'aimer et de s'amuser. Dans tous mes cahiers, il s'agit de vouloir vivre. C'est une autre façon de parler des guerres, en particulier des guerres qui durent longtemps, comme la guerre civile libanaise. C'était une guerre durant laquelle nous avons continué à vivre et où nous devions continuer à vivre.»
Comme tous les réalisateurs qui ont tenté de faire des films au Liban au cours des deux dernières années, le duo a fait face à d'innombrables défis. Bien que le film ait été tourné en 2019, le montage a eu lieu pendant la Révolution, et tant la pandémie mondiale que l'explosion du port de Beyrouth ont causé un traumatisme considérable.
«Le montage a été très douloureux et triste, car ce film a été, d’une certaine façon, créé comme une transmission à notre fille et à sa génération», souligne Joana Hadjithomas. «Parce que nous avons toujours pensé que l’Histoire est très importante – en particulier au Liban, en l’absence d’une Histoire partagée qui nous empêche de vivre notre présent et de penser à notre avenir. Puis soudain, la ville et le pays se sont effondrés, et c'est vraiment très étrange et douloureux de vivre cela.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com