BAGDAD : Sur les cinq enfants d'Abou Zeinab, tous sont au chômage, sauf son aîné. Mais pour y arriver, le jeune homme a dû recourir à une wasta, la pratique du passe-droit qui représente un fléau tentaculaire en Irak.
Pour travailler dans l'administration publique ou dans les agences sécuritaires, la wasta - entremise en arabe - est le sésame permettant de sécuriser son avenir, à travers les connexions familiales ou le clientélisme des partis, dans un pays où près de 40% des jeunes sont au chômage.
"Tous mes enfants, dont mes trois filles, ont fini leurs études universitaires, mais un seul a pu trouver un emploi. Les autres essayent, sans succès", déplore Abou Zeinab, retraité sexagénaire de Bagdad.
Grâce à un proche, la wasta a été le "joker" ayant permis à son fils de 28 ans d'être embauché en tant que contractuel au sein d'un ministère. Chaque année son CDD est renouvelé.
"La pauvreté pousse les gens vers la wasta", lâche avec résignation M. Zeinab.
Pas moins de 95% des Irakiens reconnaissent ainsi qu'il faut "souvent ou parfois" une wasta pour trouver un emploi, selon le baromètre arabe de la Banque mondiale, publié en 2019.
C'est aussi pour fuir ces pratiques, les inégalités sociales qu'elles engendrent et un horizon bouché, que des milliers de migrants s'endettent et dépensent toutes leurs économies pour rallier l'Europe occidentale, espérant y trouver une vie meilleure.
Parmi les dernières illustrations en date, ces milliers de personnes, dont de nombreux Kurdes irakiens, bloquées à la frontière entre le Bélarus et la Pologne.
Encourager l'émigration
"Toute la société s'accorde pour dire que sans wasta tu ne peux arriver à rien", confirme le politologue irakien Thamer al-Haimes.
Pour lui, ce fléau résultant de "la faiblesse du droit" vient "jouer un rôle dans l'émigration" et "entraver le développement du pays".
L'Irak, selon le classement de l'ONG anti-corruption Transparency International, est le 160e pays (sur 180) le plus corrompu au monde.
Malgré la manne pétrolière, un tiers des 40 millions d'Irakiens vit sous le seuil de pauvreté, selon l'ONU.
Lors des manifestations monstres à l'automne 2019, des milliers de contestataires ont battu le pavé des semaines durant pour dénoncer la déliquescence des services publics, le chômage des jeunes, mais aussi la corruption endémique et ses multiples facettes.
Mais ceux qui ont recours à un passe-droit témoignent presque sans complexe, tant le phénomène est courant.
"J'avais essayé à plusieurs reprises de trouver un travail dans n'importe quelle institution publique, plus de 20 fois j'ai postulé, sans succès", se souvient Omran, 32 ans et diplômé en sociologie.
Il a finalement intégré la police après avoir rejoint un parti politique, reconnaît-il.
Expérience similaire pour Jassem, ingénieur en télécommunications de 30 ans, devenu fonctionnaire deux jours seulement après avoir par hasard rencontré un parlementaire.
« Embauches clientélistes »
"Les Irakiens font la queue pour un emploi dans le secteur public, à cause de la sécurité de l'emploi, des salaires plus élevés et un des systèmes de retraite les plus généreux au monde", indiquait un rapport de la Banque mondiale publié en 2017.
Entre 2003 et 2015, le nombre de fonctionnaires est passé de 900.000 à plus de trois millions, faisant de l'Etat le premier employeur du pays. Leurs salaires sont le plus gros poste de dépense du budget, d'après la même source.
"L'augmentation dramatique des embauches clientélistes depuis 2003 a contribué à gonfler les emplois dans le secteur public" reconnaît la Banque mondiale.
Ahmed, 29 ans, habitant de la ville de Kut, a passé de longues années à chercher un travail dans ce sud irakien marginalisé et pauvre.
Un jour, la chance sourit à ce père de deux enfants, diplômé en management et économie. Il rencontre le garde du corps d'un haut responsable du gouvernement.
Cette connexion lui a garanti un emploi dans l'éducation, mais on lui a demandé de payer un million de dinars irakiens, soit environ 800 dollars. Il s'est exécuté, grâce à un prêt bancaire.
"J'ai des remords, parce que j'ai dû payer un pot-de-vin pour travailler, mais j'étais obligé", justifie-t-il. "Il n'y a pas d'emploi sans wasta."