Délégué Général d’Airbus Group et directeur des activités de Thales en Arabie saoudite, président de la section Arabie saoudite des Conseillers du Commerce Extérieur de la France, Jacques Bourgeois porte sur le Royaume le regard d’un connaisseur éclairé. Il est co-auteur, avec son épouse Jocelyn et son ami saoudien « M.Paul » d’Arabie saoudite : l’incontournable, aboutissement de plusieurs années de recherches et d’analyses, paru aux éditions Riveneuve en 2016 et signé Jacques-Jocelyn Paul
Qu’est-ce qui vous a conduit en Arabie saoudite ?
Le travail et la curiosité.
Le travail tout d’abord, parce qu’après avoir exploré les arcanes de la prévision économique, de la banque, de la haute finance, des cabinets ministériels, et j’en passe… j’ai voulu consacrer la deuxième partie de ma vie professionnelle à la défense des intérêts des entreprises françaises à l’étranger. La curiosité, car après avoir sillonné en long et en large le Vietnam, l’Europe Centrale, la Russie, le Xinjiang, la Mongolie, l’Argentine, le Brésil… et vécu en famille en Chine, je manquais de repères sur le Moyen-Orient et son poumon historique et religieux, l’Arabie. Il s’agissait de joindre l’utile à l’agréable en y résidant avec mon épouse Jocelyn dès l’an 2000.
L’Arabie, pensez-donc ! Un territoire de sable et de rocailles grand comme quatre fois la France au cœur de nos fascinations, de nos contradictions et de nos fantasmes... Une Péninsule heureuse, déserte pour certains, le lieu de tous les rigorismes et excès pour d’autres, située au confluent du pèlerinage, du marché de l’énergie, des innombrables conflits moyen-orientaux et du djihad mondialisé...
Une « terra incognita » pour des français, une lacune à combler.
Qu’est-ce qui vous a rendu heureux lors de votre séjour dans ce pays ?
L’amitié et la découverte.
L’amitié d’un homme, un Saoudien, alias Monsieur Paul, sans lequel il nous aurait été impossible d’embrasser la très longue histoire de l’Arabie, d’en distinguer les visages cachés, d’acquérir les outils indispensables à l’analyse de la stratégie saoudienne dans la géopolitique régionale et mondiale. Grâce à lui nous avons rédigé un vade-mecum d’analyses historiques, religieuses, sociologiques et politiques, un document permettant de distinguer les jihadistes, les salafistes et les frères musulmans, les bédouins et les autres, les princes royaux et ceux de second rang, les affairistes et les humbles... de mieux comprendre les mœurs locales. Avec lui nous avons rassemblé les résultats de dix-huit ans de travail, de réflexion, d’enquêtes de terrain durant les "six mille sept cent quarante-quatre nuits qui ont suivi le 11 septembre 2001".
La découverte d’un système de valeurs parfois mal connu, souvent méconnu.
Il en va d’abord des hommes. « Moi contre mon frère, moi et mon frère contre mon cousin, moi, mon frère et mon cousin contre l’étranger ! » est un aphorisme qui souligne combien les réflexes locaux ont été modelés par la double nécessité de survivre dans le désert et de magnifier les liens du sang. Dès lors comment imaginer que les notions occidentales de droit du sol, de citoyenneté et de démocratie élective puissent être aisément adoptées dans la Péninsule ?
Il en va aussi des conflits en cours. Un second aphorisme, intemporel, « Les Arabes naissent au Yémen et meurent en Irak », décrit les flux démographiques ancestraux, rappelle la continuité du peuplement nomade sur l’ensemble du Moyen-Orient et renvoie aux liens intimes qui unissent le Yémen et l’Arabie, notamment en Asir, une sorte d’Alsace-Lorraine sud-arabique. Les ressorts de l’interminable conflit qui oppose ces deux pays frères sont dès lors plus complexes qu’on ne le dit, car ils ne résultent ni d’une simple guerre par procuration contre l’Iran, ni de foucades de dirigeants, les houthis n’étant ni des chiites duodécimains ni des Perses, mais des voisins... ceux auxquels faisait allusion le premier aphorisme.
Qu’est ce qui aurait pu vous y rendre malheureux ?
Le maintien durable de tensions terroristes dans le pays. De fait, à partir de 2003, une vague d’attentats a déferlé sur l’Arabie : assassinats d’Occidentaux, destruction du compound d’Al-Hamra, de deux autres sites de la capitale, du compound Al-Moayed, explosion d’un édifice de la sécurité intérieure à Riyad... Un de mes collaborateurs, auquel je pense souvent, a même trouvé une mort tragique à Djeddah.
A la suite de cette vague d’attentats provoquée par Al-Qaïda pour déstabiliser le Royaume, le Roi Abdallah a réagi au plan politique, en prônant une tolérance accrue face à la diversité religieuse afin de contrer les mouvements extrémistes. Il a notamment ravivé un processus de « Dialogue National » impliquant des leaders religieux parmi lesquels un théologien chiite et des oulémas sunnites ayant prôné la tolérance vis-a-vis des chiites. Mais de nouveau, en 2004, des attaques sanglantes ont frappé les villes de Yanbu et d’Al-Khobar, le Ministère de l’Intérieur à Riyad.
La réponse de l’administration d’Abdallah fut dès lors plus ferme à partir de 2005. Les raids policiers, les arrestations, les emprisonnements et les négociations avec les tribus se multiplièrent, si bien que le pouvoir saoudien parvint à endiguer l’essentiel des tentatives terroristes. Pour nous tous, Saoudiens et expatriés, il était temps.
Y êtes-vous revenu ? Quels changements avez-vous constaté ?
Les changements sont considérables. La politique conduite par le tandem au pouvoir depuis 2015, le Roi Salman et son fils Mohammed – le premier dans une posture quasi-présidentielle, le second comme premier ministre – a remis au pas les intégristes, strictement encadré les religieux, emprisonné certains corrupteurs et considérablement amélioré la condition féminine.
Le 24 octobre 2017 a Riyad, le Régent a déclaré : « nous retournons à ce que nous étions auparavant, un pays d’islam modéré ouvert à toutes les religions et au monde ». Il s’est engagé a lutter contre « l’extrémisme » et a affirmé vouloir mettre fin a l’influence notable que les milieux religieux conservateurs exercent sur la société saoudienne depuis des décennies, en déclarant : « Nous ne ferons que retourner à un islam modéré, tolérant et ouvert sur le monde et toutes les autres religions », tout en ajoutant : « Nous n’allons pas passer 30 ans de plus de notre vie à nous accommoder d’idées extrémistes et nous allons les détruire maintenant ». Pourquoi ne pas le croire, même s’il est évident que le nouveau pouvoir ne veut pas supprimer la place des religieux, mais seulement les replacer sous la tutelle du politique. Les actes ont en tout cas suivi les déclarations, ce qui n’est pas toujours le cas dans mon pays :
– Une femme a été nommée Ambassadeur d’Arabie Saoudite aux États-Unis,
– Les Saoudiennes, autorisées à conduire dès 2017, peuvent aussi créer et gérer leur propre entreprise sans l’autorisation d’un tuteur masculin et, dès l’âge de 21 ans, obtenir un passeport, voyager à l’étranger sans la permission d’un « gardien » mâle,
– Les femmes peuvent intégrer l’armée de terre, de l’air, les forces navales, de défense aérienne, les missiles stratégiques et les services médicaux,
– Les restaurants n’ont plus d’entrées distinctes pour les femmes et pour les hommes,
– Des cinémas (jusqu’alors non présents en Arabie) sont ouverts, des concours de belote auxquels participent certains oulémas sont transmis à la TV,
– Les étrangères ont le droit de se promener sans porter l’abaya, obligatoire en public pour les Saoudiennes, à condition toutefois de porter des vêtements pudiques »,
– Les couples étrangers non mariés peuvent louer une chambre d’hôtel ensemble
- En avril la Cour suprême de Justice a annoncé la suppression de la flagellation parmi les peines que peuvent décider les juges saoudiens et la Commission des Droits Humains a supprimé la peine de mort pour les mineurs (moins de 18 ans), la peine substitutive ne devant pas dépasser 10 ans de prison, etc.
A votre avis, les projets d’ouverture tiendront-ils la route ou bien la tendance conservatrice finira-t-elle par l’emporter ?
Je pense que le fief saoudien, doté d’une population jeune, en recherche d’oxygène, guidée par un trentenaire, est bien en train de se moderniser et de se libéraliser. Pourtant cette vision d’un régime qui aurait commencé à s’exonérer de la pression de ses imams contraste beaucoup avec l’image que d’autres analystes occidentaux ont gardée sur l’Arabie : le foyer permanent d’un wahhabisme conquérant ayant déjà engendré le Jihad, Al-Qaïda, Daech… Un débat à suivre, qui ne sera tranché que par l’Histoire, bien que son cours ait été souvent bouleversé par de nombreuses ruptures, délibérément voulues ou accompagnées par les al-Saoud.
Parmi ces retournements a certes figuré le grand tournant de 1979, marqué par quatre événements : l’attaque meurtrière de la grande mosquée de La Mecque par Juhayman ; la destitution du Shah avec l’avènement de la République Islamique d’Iran ; l’intervention soviétique en Afghanistan ; le traité de paix entre Israël et l’Égypte. C’est ce contexte tumultueux qui, à l’époque, avait conduit les dirigeants de l’Arabie à accepter une escalade fondamentaliste pour canaliser les impatiences théologiques des imams, répondre aux pulsions d’une population acquise aux valeurs des Frères Musulmans et affronter l’imam chiite Khomeini.
Mais que l’Iran duodécimain, la Turquie hanafite d’Erdogan, le Qatar hanbalite des al-Thani et d’al-Jazeera, et une grande partie de l’Égypte chaféite militent encore pour des projets sociétaux bâtis sur des valeurs religieuses contraignantes – théocratie des mollahs dans le premier cas, intégrisme militant des Frères Musulmans dans les autres – les a fait réagir. Ils ont mis le Qatar dans leur collimateur aux côtés des Frères Musulmans, que l’Arabie, les Émirats, le Soudan, l’Égypte, la Syrie, Bahreïn… et la Russie, traitent maintenant comme une organisation terroriste. Ni l’Europe, ni la France, le champ de manœuvre de Tariq Ramadan, ne les ont suivis. Si bien que l’Arabie d’aujourd’hui me semble mieux armée que d’autres pays - dont le mien - pour résister aux menées intégristes.
Que pensez-vous du projet vision 2030 de MBS, répond-t-il aux aspirations de la jeunesse saoudienne ? Est-il réaliste ? Est-il dans l’ADN du peuple saoudien qu’on a tendance à voir comme conservateur et réticent au changement ?
Le nouveau souffle impulsé par le Roi et par son fils ne peut que séduire des jeunes garçons, des filles et des épouses trop longtemps marginalisés et réduits à l’ennui. Dans ce pays où il n’y a pas de trottoirs, la rue ne menace pas de gronder à court terme sous l’effet de tous ces bouleversements, d’autant que très nombreux sont ceux qui dans le peuple et parmi les jeunes princes apprécient le discours et la pratique musclée du pouvoir contre la corruption. Le scénario d’un « Printemps Arabe » saisissant la société saoudienne sous la poussée revendicatrice d’une population extrêmement jeune et désœuvrée semble peu probable, malgré la raréfaction des marges de manœuvres budgétaires liée a la récente baisse du prix du pétrole et en dépit de la future réduction du surplus exportable du pays. La famille royale, a l’instar du Roi Abdallah en 2011, aurait d’ailleurs assez de ressources financières pour éteindre à temps tout début d’embrasement.
« Très nombreux sont ceux qui dans le peuple et parmi les jeunes princes apprécient le discours et la pratique musclée du pouvoir contre la corruption »
Sous le regard attentif du grand Salman ben Abdelaziz et dans les pas du Voltaire de 1736, il serait donc dangereux prédire la fin prochaine du règne des al-Saoud : « Le temps de l’Arabie est enfin venu. Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu, laissait dans le désert ensevelie la gloire… Vois du Nord au Midi l’univers désolé, la Perse encore sanglante et son trône ébranlé, L’Inde exclue et timide et l’Égypte abaissée… Sur ces débris du Monde élevons l’Arabie. » (Mahomet, Voltaire en 1736).
Que représente pour vous le site d’Al-Ula ?
Un site impressionnant et l’un des berceaux de la langue arabe.
C’est d’abord un lieu de mémoire exceptionnel, l’ancienne Hégra des Nabatéens, la moderne Madâin Sâlih, la Pétra d’Arabie. Inscrit depuis 2008 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, ce site naturel du Hedjaz égrène ses tombeaux rupestres le long de massifs de grès dispersés dans une vaste plaine alluviale sise au milieu du désert. Les Nabatéens se sont installés là au milieu du Ier siècle avant J.-C. quand, désireux de conserver leur rôle de premier plan dans le commerce caravanier de l’encens et des aromates dont les routes traversaient l’Arabie, ils sont descendus vers le sud depuis Pétra, leur capitale, en Jordanie. À Hégra, ils ont construit une vaste cité entourée d’un rempart au-delà duquel s’étendent les nécropoles où ils enterraient leurs morts et le quartier réservé à leurs confréries religieuses. Dans l’oasis, ils ont cultivé des céréales, toutes sortes d’arbres fruitiers, et même du coton.
C’est aussi l’un des berceaux de la langue arabe. Jusqu’à une date récente, les quelques textes arabes préislamiques connus, tous du VIe siècle, se trouvaient en Syrie, ce qui fit croire qu’il fallait y chercher le berceau de l’écriture arabe. Mais depuis une dizaine d’années des prospections de chercheurs saoudiens et de l’équipe des fouilles franco-saoudiennes de Hégra ont mis au jour des inscriptions nabatéo-arabes datées des IVe et Ve siècles, entre Madain Saleh et le Golfe d’Aqaba. Et, en 2014, l’équipe archéologique saoudo-française de Najran, pres du Yémen, a découvert 1 000 kilomètres plus au sud, aux alentours d’Hima, une inscription en nabatéo-arabe datée de l’an 469-470 apres J.-C., confirmant ainsi que l’évolution de l’écriture nabatéenne vers l’écriture arabe s’est faite dans la péninsule Arabique et non en Syrie. Les travaux de l’archéologue franco-libanaise Laila Nehmé, qui s’est brillamment illustrée par ses recherches sur les inscriptions nabatéennes, sur l’écriture nabatéenne et sa mutation en arabe, l’ont clairement montré.
Quelle sera à votre avis la place de Neom dans la géographie du futur ? Un Monte Carlo ou un Las Vegas du désert ?
Que je sache, dans ce pays rigoriste, les jeux de hasard restent interdits. Tout au plus pourrait-on envisager la belote qui grâce à une fatwa publiée en mars 2005 a été rendue licite pour que les Saoudiens cessent de vivre dans le péché. Car nombreux sont les nomades et les citadins qui y jouent régulièrement dans le désert ou dans les majlis. La plupart pensent que ce jeu est une invention arabe, en tout cas locale, mais il serait plutôt né en Alsace, inventé par un certain Belot ou venant de la déformation de « bel atout ». Peu importe ! Il y a là, à portée de main, une nouvelle possibilité de rapprochement entre la France et l’Arabie.
Je ne crois donc pas aux options de stupre touristique que vous évoquez, qui plus est sur la terre du Prophète. Il reste que le nom Neom est une association de neo (nouveau en grec) et M pour Mostaqbal (futur en arabe) et que, en plein cœur du désert, ce projet pharaonique annoncé par le prince Mohammed ben Salman pourrait avoir une superficie de 26 000 km2, soit la surface de la Bretagne ou « 250 fois la taille de Paris », et qu’il coûterait plus de 500 milliards de dollars. On y fournirait de l’internet haut débit sans fil et gratuit et un modèle complet d’e-gouvernement pour assurer la vie administrative et sociale de la ville, cette dernière devant en théorie engendrer le plus fort PIB par habitant au monde d’ici à 2030. L’hypothèse de la création d’une ville phare, vitrine mondiale de la technologie serait donc plus plausible que celle du lancement en fanfare d’un nouveau Monte Carlo, sous réserve que ce projet gigantesque demeure finançable...
Biographie de Jacques Bourgeois
Diplômé de l'École des hautes études commerciales et de l'Institut d'études politiques de Paris, Jacques Bourgeois commence sa carrière en 1977 au sein du Bureau d'information et de prévisions économiques (Bipe). Il rejoint ensuite le cabinet du ministre de la Défense en 1989 en qualité de conseiller économique. Entre 1991 et 1997, il est successivement directeur de région du groupe Thomson-CSF pour l'Europe centrale et l’ex-URSS puis délégué en Chine du même groupe. A son retour de Pékin, il est nommé conseiller économique au cabinet du ministre de l'Intérieur. En 2001, il est nommé directeur des activités de Thales en Arabie saoudite où il enchaîne les missions jusqu’en 2018, notamment en tant que directeur général de Thomson CSF, délégué général d’Airbus et président des Conseillers du Commerce extérieur de la France. En 2019, Jacques Bourgeois fonde Dauphin Consultants, société de conseil en développement dont il est le PDG.