ADDIS ABEBA : Le jour n'était pas encore levé lorsqu'en ce jour de juillet, des policiers éthiopiens ont pénétré dans la cathédrale, à Addis Abeba. En pleine prière, ils ont emmené une douzaine de prêtres et moines d'ethnie tigréenne.
Les policiers n'ont donné aucune explication, mais les religieux ont immédiatement compris qu'ils allaient rejoindre les milliers de Tigréens accusés de soutenir le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) qui combat depuis un an l'armée fédérale dans le nord du pays.
Depuis douze mois, loin des combats, les Tigréens sont visées par une campagne d'arrestations arbitraires dans la capitale Addis Abeba et un peu partout dans le pays, ce que beaucoup d'observateurs décrivent comme l'une des faces cachées de ce conflit dévastateur.
Les responsables des forces de l'ordre affirment que ces arrestations sont légitimes et s'inscrivent dans la lutte contre le TPLF, classé organisation "terroriste" en mai.
Mais des entretiens menés par l'AFP avec des dizaines de détenus, avocats, responsables judiciaires et militants des droits humains révèlent plutôt des arrestations systématiques ciblant toute personne d'ethnie tigréenne.
Les victimes interrogées affirment que leurs expériences s'apparentent à du profilage ethnique, avec des dossiers construits sur des motifs douteux.
Les religieux arrêtés ont été détenus plus de deux semaines par la police qui les accusait de collecter des fonds pour le TPLF, de brûler des drapeaux éthiopiens et même de préparer des attentats.
L'un des moines se souvient n'avoir pu s'empêcher de rire lorsqu'un enquêteur lui a demandé où ils cachaient leurs pistolets.
"Nous leur avons dit que nous étions des hommes de foi, pas des hommes politiques", raconte-t-il, sous couvert d'anonymat: "Je ne sais pas d'où ils tiennent leurs informations. Mais ils utilisent cela pour nous réprimer, nous les Tigréens, pour nous faire vivre dans la peur."
Complot
Les arrestations ont commencé peu après le début, en novembre 2020, du conflit au Tigré, région la plus septentrionale d'Ethiopie. Cette confrontation armée a marqué le point culminant de mois de tensions entre le Premier ministre Abiy Ahmed et le TPLF, parti ayant dirigé de fait l'Ethiopie avant l'arrivée d'Abiy en 2018.
Au départ, elles ciblaient essentiellement le personnel militaire.
Deux semaines après le début des combats, des dizaines d'officiers tigréens ont été convoqués pour une réunion à Addis Abeba. Les médias d'Etat ont diffusé les images, présentées comme une preuve de leur soutien au gouvernement.
Mais un peu plus tard, au moins trois de ces officiers ont été arrêtés et leurs domiciles fouillés. Ils ont été emprisonnés pour avoir prétendument comploté pour renverser Abiy Ahmed, ont affirmé à l'AFP des membres de leurs familles.
Michael, fils de l'un d'eux, était stupéfait. "Il n'aimait pas parler de politique", explique-t-il en évoquant son père, officier de niveau intermédiaire avec 30 ans de service: "Il nous grondait quand nous parlions de politique."
Depuis que des médias d'Etat ont annoncé en août qu'un tribunal militaire avait prononcé des condamnations à mort contre des officiers "traîtres", l'inquiétude de Michael grandit.
Son père, toujours détenu dans un camp militaire à l'ouest d'Addis Abeba, peut recevoir des visites trois fois par semaine.
Il fait partie des mieux lotis. Des milliers d'autres ont été ou sont toujours détenus au secret.
Un porte-parole militaire n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
Commerces fermés
Alors que la guerre se prolongeait, les détentions ont continué. Elles se sont multipliées fin juin après que le TPLF a reconquis la majeure partie du Tigré.
Trois nuits après la reprise de la capitale régionale Mekele, des policiers ont frappé à la porte d'Alula, un militant tigréen qui dénonçait les massacres et viols collectifs sur internet.
Détenu pendant une nuit dans un commissariat d'Addis Abeba, il a ensuite été conduit dans un camp militaire à 200 kilomètres à l'est.
Pendant les sept semaines suivantes, Alula a vécu d'un morceau de pain et de deux tasses d'eau par jour, comme les plus de 1.000 prisonniers du camp.
Parmi eux se trouvaient des journalistes et des hommes politiques ayant évoqué les horreurs du conflit qui a fait des milliers de morts et poussé, selon l'ONU, des centaines de milliers de personnes au bord de la famine.
Alula a été libéré mais il ne se sent plus en sécurité pour parler de la guerre. "Si je le fais, je serai à nouveau arrêté, peut-être tué", explique-t-il.
Des milliers d'entreprises "soutenant le TPLF" ont également été fermées, comme s'en est félicité un responsable du ministère du Commerce en septembre.
Sur un seul pâté de maisons d'Addis Abeba, sept bars et deux hôtels ont été fermés en juillet, officiellement en raison de la "pollution sonore".
"C'est un mensonge", assure le propriétaire d'un des bars: "En gros, ils imaginent que les Tigréens célébraient l'avancée du TPLF".
Selon lui, ces fermetures prouvent que les autorités ciblent tous les Tigréens, pas seulement les soutiens actifs du TPLF.
Ethiopie: les dates marquantes du conflit au Tigré
Voici les dates marquantes de l'intervention de l'armée éthiopienne, lancée il y a un an, dans la région dissidente du Tigré, un conflit qui s'est propagé à d'autres régions, alimentant les craintes d'une famine de grande ampleur.
Intervention militaire
Le 4 novembre 2020, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019, lance une opération militaire contre les autorités du Tigré, issues du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) qu'il accuse d'avoir orchestré des attaques sur deux bases de l'armée fédérale.
L'Union africaine et l'ONU appellent à cesser les hostilités.
Le 13, l'ONU demande une enquête sur de possibles "crimes de guerre", puis s'alarme d'une "crise humanitaire à grande échelle" à la frontière avec le Soudan.
Des informations indiquent la présence de troupes venues de l'Erythrée voisine, ennemie jurée du TPLF.
Le 28, M. Abiy annonce que l'armée fédérale contrôle la capitale régionale Mekele et déclare l'opération militaire "terminée".
Exactions, désastre humanitaire
Malgré la victoire proclamée, les combats se poursuivent, entravant l'acheminement de l'aide humanitaire. Les récits d'exactions se multiplient.
Le 26 février 2021, Amnesty International accuse des soldats érythréens d'avoir tué "des centaines de civils" en novembre à Aksoum (nord du Tigré). Un massacre ultérieurement confirmé par la Commission éthiopienne des droits de l'Homme, organisme indépendant rattaché au gouvernement.
Le 10 mars, Washington dénonce des "actes de nettoyage ethnique" dans le Tigré occidental, contrôlé par les forces de la région voisine de l'Amhara appuyant l'armée éthiopienne.
Pendant des mois, Addis Abeba et Asmara nient toute présence militaire érythréenne au Tigré, finalement reconnue par Abiy Ahmed le 23 mars. Il annonce ensuite le retrait des troupes érythréennes.
Le 26, les Etats-Unis exhortent l'Ethiopie à réagir face à l'aggravation du "désastre humanitaire" et appellent les troupes érythréennes à se retirer "de manière vérifiable".
En mai, Washington prend des sanctions contre des responsables érythréens et éthiopiens. Le président Joe Biden condamne des violations "inacceptables" des droits humains.
Elections, contre-offensive rebelle
Le 21 juin, l'Ethiopie organise des élections législatives et régionales, qui ne se tiennent pas dans certaines circonscriptions, notamment au Tigré. Le parti d'Abiy Ahmed remporte une majorité écrasante.
Le 28 juin, les rebelles pro-TPLF entrent dans Mekele, dix jours après avoir lancé une contre-offensive. Elles assurent que la lutte va "s'intensifier" jusqu'au départ des "ennemis" de la région, malgré un cessez-le-feu décrété par le gouvernement éthiopien.
Le 3 juillet, un haut responsable de l'ONU déclare que plus de 400.000 personnes ont "franchi le seuil de la famine" au Tigré.
Le conflit se propage aux régions voisines du Tigré, de l'Afar et de l'Amhara.
Le 5 août, les rebelles prennent le contrôle de la ville amhara de Lalibela, classée par l'Unesco au patrimoine mondial.
Mobilisation générale
Le 10 août, Abiy Ahmed appelle la population à rejoindre les forces armées.
Le 9 septembre, le gouvernement affirme que les rebelles ont été "mis en déroute" dans la région de l'Afar.
Le 30 septembre, le gouvernement annonce l'expulsion de sept responsables d'agences onusiennes accusés d'"ingérence".
Le 4 octobre, Abiy Ahmed est investi pour un nouveau mandat de cinq ans.
Le 7, les forces gouvernementales et leurs alliés engagent des offensives aériennes et terrestres contre les rebelles dans la région de l'Amhara.
Le 18, l'aviation éthiopienne mène des frappes sur Mekele, une première depuis novembre, tuant trois enfants et blessant plusieurs autres personnes, selon l'ONU.
D'autres frappes ont lieu les jours suivants au Tigré, tuant plusieurs civils.
Méfiance
L'ampleur exacte de cette répression est impossible à déterminer, estime Fisseha Tekle, chercheur pour Amnesty International.
Il affirme que l'ONG a "reçu plusieurs témoignages" faisant état d'un millier de personnes détenues dans un seul camp dans des conditions "sordides".
De nombreuses personnes arrêtées sont toujours portées disparues. "Des familles ont parcouru des centaines de kilomètres à la recherche de proches. D'autres ont fait le tour des commissariats d'Addis", souligne-t-il.
Ces arrestations ont été critiquée par certains dirigeants.
Fin septembre, Abraha Desta, haut responsable de l'administration intérimaire installée au Tigré après l'éviction du TPLF, a estimé sur Facebook que les autorités avaient créé un environnement où parler le tigrinya, la langue tigréenne, "est considéré comme un crime".
Le lendemain, il a été arrêté, accusé de violation de la législation sur les armes à feu et de provocation.
D'autres responsables ont exprimé leur mécontentement en privé.
Lors d'un séminaire en septembre, le procureur général Gedion Timothewos a ainsi réprimandé des membres de la direction du recouvrement des avoirs pour leur zèle dans la poursuite d'entrepreneurs tigréens, selon plusieurs participants.
Il les a accusés d'"abus de pouvoir" et les a appelés à arrêter le "profilage ethnique".
Désormais ministre de la Justice, M. Gedion n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
Même si ces arrestations cessaient, leurs victimes pensent qu'elles ont déjà gravement délité le tissu social éthiopien, notamment à Addis Abeba où les Tigréens vivaient autrefois librement.
"Il est évident que tout le monde se méfie (...) Personne ne sait ce qui se passera demain", explique un avocat tigréen, qui représente 90 Tigréens détenus: "Moi-même, je ne suis pas confiant. A tout moment, ils peuvent m'arrêter."